À la gauche anti-anti-spéciste

Quand on se retient d'acheter sur Amazon durant cinq maigres jours de grève, ce n'est pas nécessairement parce qu'on pense que notre boycott va mettre fin au capitalisme ou que nos comportements de consommation vont sauver la planète. Les anti-spécistes ne voient pas nécessairement le véganisme comme ça non plus. Pourtant, parmi l'éventail des positions réactionnaires défendues par des personnes se disant de gauche, l'anti-anti-spécisme est probablement l'une des plus incessantes.

Les applications et les compréhensions de l'anti-spécisme sont multiples. S'opposer à la suprématie humaine, ça peut vouloir dire laisser un coloc félin quitter son 2 1/2 (et accepter s'il décide de ne jamais revenir). Ça peut se traduire par des actions de sabotage contre l'industrie de l'agriculture, qui est liée à plus d'assassinats d'activistes en Amérique Latine que l'industrie minière.1 Ça peut aussi impliquer une compréhension de la chasse comme une activité pratiquée par beaucoup d'autres animaux, qui peut être basée sur la subsistance et le respect plutôt que sur l'asservissement et la domination. Ça peut être de libérer et soigner des cochons ou d'étudier l'agriculture urbaine. Être anti-spéciste, ça peut aussi vouloir dire être anticapitaliste.

Bien sûr, la libération des animaux peut être portée par des racistes, comme celle des femmes par des classistes, ou celle de groupes racisés par des homophobes. On espère que les véganes de gauche comprennent que nos possibilités alimentaires varient avec notre environnement, les limites de notre organisme, nos connaissances et notre énergie. Sinon, militer contre un système d'oppression sans bien comprendre les autres, c'est quand-même un début. Ça a aussi été notre début, et on y est encore si ça se trouve. Donc pourquoi pas sacrifier quelques minutes à la bonne vieille éducation populaire en disant aux anti-spécistes libéral.e.s que l'impact d'une multitude de véganismes individuels dans une économie capitaliste reste limité par la poignée de corporations qui fournissent les cafétérias, les prisons, les écoles, les épiceries. Et si on se fait importuner par des véganes bourgeois.e.s et racistes qui se gavent d'avocats et d'amandes, libre à nous de les envoyer chier. Je propose simplement de ne pas leur crier que les pauvres mangent des cheeseburgers. Les pauvres mangent différentes choses. Y'a des pauvres dans nos quartiers qui choisissent de ne pas manger de viande. En fait dans beaucoup de places, manger de la viande, c'est un privilège des mieux nantis. En général, les légumineuses et les grains sont encore pas mal moins coûteux que les protéines animales. Quand les universitaires des pays impérialistes passent moins de temps à défendre leurs propres idéologies oppressives en utilisant la classe ouvrière, tout le monde a plus d'énergie pour faire des choses intéressantes (c’est-à-dire cuisiner ensemble et s’apprendre à bien manger pour pas cher, au lieu de construire notre argumentaire anti-anti-spéciste devant un ordinateur).

L'idéologie spéciste est une entrave aux progrès sociaux sur tous les fronts. C'est l'acceptation de la domination humaine sur le reste du naturel. C'est l'acceptation de la violence hiérarchique, tant qu'elle simplifie la vie de suffisamment de monde. C'est la permission pour les plus fort.e.s de décider de la valeur d'autrui. C'est la normalisation de la violence basée sur des différences biologiques perçues. Il faut se rappeler que les catégories d'espèces sont déterminées selon des caractéristiques arbitraires choisies par les dominants exactement comme les catégories de « races » ou de « sexe biologique » chez l'être humain. L'assignation d'individus à ces catégories est pareillement dépourvue de toute compréhension des vécus internes. Faute de reconnaitre ces liens entre le spécisme et les autres formes d’oppression, les anti-anti-spécistes créent souvent des faux dilemmes en mettant en opposition les droits de groupes humains marginalisés et ceux des animaux. L'anarchiste française Louise Michel avait dit:

« On m’a souvent accusée de plus de sollicitude pour les bêtes que pour les gens : pourquoi s’attendrir sur les brutes quand les êtres raisonnables sont si malheureux ? C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre [...]. Le cœur de la bête est comme le cœur humain, son cerveau est comme le cerveau humain, susceptible de sentir et de comprendre. »2

Les mouvements de luttes pour le bien-être des animaux sont largement le fruit de la colère et de l'indignation des femmes. Les écoféministes voient dans le traitement des autres animaux la même attitude patriarcale derrière la non-reconnaissance et la dévalorisation de leur travail. Cette sensibilité souvent genrée permet toutefois au spécisme de nourrir la représentation patriarcale des femmes comme hystériques, puisqu'un homme rationnel ne s'en préoccuperait pas, et permet au patriarcat de nourrir la représentation des luttes anti-spécistes comme futiles et ridicules puisqu'elles sont l'affaire des femmes. Les insultes racistes, grossophobes ou capacitistes qui nous comparent à d'autres animaux pour nous déshumaniser sont aussi l'expression combinée d'idéologies semblables qui se renforcent. En retour, notre utilisation de termes forts pour décrire ce que les humains font aux animaux ne diminue l'importance de ces termes qu'aux yeux des spécistes. Le reste d'entre nous continuera d'être enragé par toutes les formes de violence oppressive.

En plus, comment est-ce qu'on est supposé expliquer à nos voisin.e.s qu'il faut abolir la propriété privée de bâtiments de briques, de machinerie lourde et de rivières tout en tolérant la propriété d'êtres vivants qui crient pour leur liberté ? La gauche confortable du Nord qui repousse au Grand Soir tout questionnement de son mode de vie devra éventuellement repenser la place des autres animaux dans le monde qu'elle veut construire. Même sans empathie pour les non-humains, cette gauche sera du moins confrontée à la réalité que nourrir des animaux jusqu'à les manger nécessite beaucoup plus de surface et de ressources que de manger directement ce qui pousse ...

Ce court texte ne vise pas à convaincre du véganisme, même si ça serait bien. L'idée, c'est de ne pas opposer des luttes qui gagneraient à être comprises de manière convergente. C'est aussi de ne pas donner bénévolement de son temps à ceux qui aimeraient qu'on réfléchisse notre univers comme étant la superposition d'un paquet de pyramides. Donc confrontons nos dissonances ou discutons-en jusqu'à ce qu'on se soit pardonné.e.s. Ensuite on mangera ensemble et on luttera ensemble.

On bougera en groupes. La nuit. Des fois, on fera du bruit. Des fois, on causera des problèmes. Les humains qui nous considèrent comme de la vermine vont mal dormir. C'est l'année du rat.

 

Notes:

  1. À titre d’exemple, Bolsonaro, président du Brésil, a affirmé publiquement vouloir assassiner les militantEs autochtones qui bloquent l’abattage de la forêt amazonienne afin de faire des pâturages. C’est une carte blanche donnée aux milices armées des grands consortiums américains pour tuer tout ce qui bloque l’agrandissement de l’industrie agro-alimentaire au Brésil. Plusieurs dizaines de militantEs autochtones ont été assassinéEs dans les derniers mois en Amérique Latine.
  2. Louise Michel, Mémoires de Louise Michel. écrits par elle-même, (édition de 1976).