Depuis la fin des années 1990, avec la prolifération de la tactique du black bloc en manifestation et le recours à la destruction de propriété (banques, voitures de police, etc) comme forme d’action poli- tique, on associe généralement dans les milieux militants l'action directe à la destruction. Sans doute, ces actes sont des actions directes. Cependant restreindre notre définition de ce qu’est l’action directe à de telles formes d’engagement politique limite sa portée émancipatrice et contribue à glorifier une vision un peu macho de l’engagement révolutionnaire selon laquelle faire de l'action directe, c'est essentiellement se masquer pour faire de la casse. Je propose ici un bref retour historique sur le concept d’action directe et sa place au sein du mouvement anarchiste.
Tout d’abord, pour comprendre l’action directe de revenir sur l’histoire de sa grande sœur : la propagande par le fait. Au début des années 1880, le mouvement anarchiste occidental se trouve dans une position affaiblie par l’effritement du mouve- ment ouvrier révolutionnaire et la répression meurtrière de l'État. Les anarchistes sont souvent isolé·e·s ou concentré·e·s dans des cercles peu populeux. Or, malgré le contexte difficile, la combinaison de leur détermination à continuer la lutte et de leur insatisfaction face à la propagande strictement discursive et idéologique propulse la stratégie de la propagande par le fait. L’objectif n’est plus de développer les théories socialistes libertaires, mais de passer à l’acte, de manifester avec des gestes concrets la rage révolutionnaire ici et maintenant. Cet extrait issu de la revue L’idée ouvrière publié en février 1888 en témoigne de la ferveur :
Vous qu’on exploite et qu’on vole journellement ; vous qui produisez toutes les richesses sociales ; vous qui êtes las de cette vie de misère et d’abrutissement, RÉVOLTEZ-VOUS! Forçat du travail, flambe le bagne industriel! Étrangle le garde-chiourme! Assomme le sergent qui t’arrête! Crache à la gueule du magistrat qui te condamne! Pends le propriétaire qui te jette à la rue aux heures de purée! Forçat de la caserne, passe ta baïonnette à travers le corps de ton supérieur! Boucher du peuple! Futur maître assassin!
Forçat de tous ordres, égorgez vos patrons! Sortez de vos poches le couteau libérateur! Pillez! Incendie! Détruisez! Anéantissez! VIVE LA RÉVOLTE!
Vive l’incendie, mort aux exploiteurs!
Bon nombre d’anarchistes répondront à l’appel et feront leur la propagande par le fait. Ainsi s’ensuit une vague d’assassinats de ministres, rois et bourgeois ; plusieurs guides de chimie anarchiste où on enseigne comment confectionner de la dynamite soi-même sont publiés ; on venge les grévistes tués lors des grèves ou les soldats envoyés mourir à l’étranger. La dynamite est balancée pour ouvrir un nouveau monde, pour faire germer de la mauvaise herbe entre les craques du béton gris et fade que l’État et le Capital ont coulé entre nos deux oreilles. Si les conséquences des assassinats sur l’anarchisme sont discutables, notamment en raison de la mort d’innocent-es que ceux-ci ont parfois impliquée, l’impact de la propagande par le fait sur l’action directe est sans équivoque.
Au crépuscule du XIXe siècle, le vent reprend les voiles du mouvement anarchiste. Étant plus nombreu·x·ses, bon nombre d’anarchistes appellent à former des syndicats révolutionnaires et anti-autoritaires, à s’organiser en vue de substituer à la bombe anarchiste un nouvel explosif, aux conséquences non plus individuelles, mais collectives : la grève générale. Kropotkine abonde en ce sens, soutenant « qu'il faut être avec le peuple, qui ne demande plus l'acte isolé, mais des [personnes] d'action dans ses rangs. Un édifice basé sur des siècles d'histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d'explosifs ». Il faut paralyser l’ensemble de l’économie en bloquant la production et profiter de l’occasion pour saisir le contrôle de la production en expulsant les patrons. Pour ce faire, les anarchistes sont catégoriques : les grèves doivent être menées horizontalement, nulle cellule centrale ne pourra les coordonner au nom des travailleuses et travailleurs. Pour les anarchistes, la grève générale vient de partout, d’une multitude de lieux étroits et singuliers ; elle est insurrectionnelle et révolutionnaire, plutôt que le résultat d’une décision centralisée sur le modèle des appareils dirigeants qui la redoutent.
Ainsi s’articule chez les anarchistes l’action directe, l’action qui refuse toute médiation. L’action des exploité·e·s qui n’attendent pas d’être pris·e·s en charge par quelconque représentant, mais qui luttent, qui agissent, qui renversent, qui dérangent, qui s’organisent, qui aiment, qui détestent et qui jouissent sans n’attendre ni consigne, ni ordre, ni Dieu, ni Maître. À l’inverse de l’action directe nous dit Voltairine de Cleyre, l’action indirecte, c’est-à-dire l’action politique passant par les organes de l’État ou d’un parti politique « détruit tout sens de l’initia- tive, étouffe l’esprit de révolte individuelle, apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire eux-mêmes ; et enfin elle fait passer pour naturelle une idée absurde : il faudrait encourager la passivité des masses jusqu’au jour où le parti ouvrier gagnera les élections ; alors, par la seule magie d’un vote majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie ». Il faut donc, comme l’a dit Émile Pouget, « vivre l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent ».
Qu’est-ce donc que l’action directe? L’action directe n’a pas de forme précise, elle se manifeste plutôt chaque jour, dans chacune de nos initiatives révolutionnaires n’étant pas le fruit des souhaits de dirigeants, bourgeois ou ouvriers. Comme la propagande par le fait, l'action directe témoigne d'une profonde opposition avec l'état actuel des choses, d'une soif d'agir qui ne peut attendre un "grand soir" pour se manifester, d'une rage au ventre qui se nourrit de théorie tout en étant incapable de s'y limiter. Opposons-nous à la croyance découlant de l'État selon laquelle les initiatives individuelles et collectives devraient être balisées, régulées, approuvées, légiférées, ordonnées. Nous savons ce qui est le mieux pour nous. Nous connaissons nos milieux de vie, nos ruelles, nos lieux de travail, nos rivières et nos montagnes bien mieux que la bureaucratie étatique ne parlant que le langage de la production.
L'action directe, c'est organiser une rencontre pour discuter des attaques patronales et comment y répliquer. C'est rassembler les locataires du bloc pour bloquer la hausse des loyers. C'est faire le ménage dans des locaux communautaires après y être passé-e sans que cette tâche ne nous soit assignée. C'est former un groupe d’auto-défense en mixité choisie. C'est fracasser les vitrines de commerces gentrificateurs. C'est bloquer les rails. C'est faire la grève. C'est manifester sans se limiter à implorer des réformes, mais en prenant ce qui nous revient.
À nous d’agir.