Les luttes anticapitalistes

Les luttes anticapitalistes s’insèrent dans la longue histoire des luttes pour l’émancipation individuelle et collective. Elles apparaissent au fur et à mesure que se développe le capitalisme au XIXe siècle et s’opposent aux formes particulières que prennent la domination et l’oppression dans ce contexte historique. Elles cherchent ainsi à renverser les structures socio-économiques et politiques associées au capitalisme comme mode d’organisation de l’économie et des rapports sociaux.

Contre le capitalisme, pour l’autonomie

Comme on a pu le constater tout au long de cette brochure, les mobilisations anticapitalistes se sont toujours opposées, par définition, à la classe capitaliste – le patronat, mais aussi les banques et autres instances du capital financier – et à ses symboles. Mais l’enjeu n’est pas tant les personnes que la structure, sa logique et ses conséquences. Un patron sympathique, ou au comportement éthique, reste un patron. De la même façon dont les hommes blancs bénéficient du patriarcat et du racisme institutionnalisé, indépendamment de leurs opinions personnelles et de leurs comportements, les capitalistes et les élites sont par définition les bénéficiaires du capitalisme comme mode de production et comme ordre social. S’opposer au capitalisme, ce n’est pas simplement être contre la classe capitaliste; c’est aussi s’opposer aux relations sociales et aux arrangements institutionnels qui permettent à cette classe d’exister et de se reproduire.

Il arrive souvent que les mobilisations anticapitalistes s’opposent aussi à l’État en tant qu’allié, instrument ou agent de la classe capitaliste. Par conséquent, il arrive que les forces anticapitalistes convergent ponctuellement avec des forces plus modérées afin de faire obstacle à la mise en place de politiques qui accentuent les inégalités, comme aujourd’hui avec les mesures d’austérité qui frappent la plupart des pays occidentaux. Ces moments de convergence peuvent insuffler un nouvel élan aux luttes, mais ils n’impliquent pas forcément un ralliement aux positions anticapitalistes. Celles-ci continuent généralement de se distinguer des positions réformistes en raison de leur radicalisme, c’est-à-dire une analyse qui se concentre sur les racines structurelles de l’oppression et qui entend s’y attaquer de front par des modes d’action extra-institutionnels.

Les forces anticapitalistes ne font pas que s’opposer au capitalisme et, éventuellement, à l’État. Elles revendiquent aussi une plus grande autonomie pour les masses. Cette autonomie implique que celles-ci s’auto-organisent afin de satisfaire des besoins essentiels (logement, santé, etc.), et les intérêts de classe (par exemple, l’appropriation sociale de la plus-value par l’autogestion), pour ainsi s’engager dans un processus toujours inachevé d’émancipation individuelle et collective. On retrouve cette recherche d’autonomie sous différentes formes tout au long de l’histoire des luttes anticapitalistes, que ce soit dans les bourses du travail et les mutuelles ouvrières de la fin du XIXe siècle, les expériences autogestionnaires de l’Espagne des années 1930, la France des années 1970 et l’Argentine des années 2000, ou encore dans la multiplication de zones autonomes temporaires, comme les contre-sommets et les campements autogérés.

Bref retour sur l’histoire

Les premières luttes anticapitalistes émergent au début du XIXe siècle en Angleterre avec les luddites. Il s’agit de mobilisations d’artisans associés à des métiers du textile menacés par l’industrialisation. Elles se développent en 1811-1812 et se font notamment connaître par des attaques ciblées contre des usines et le bris de machines. Agissant souvent en petits groupes masqués et armés, les luddites envisagent même de renverser le gouvernement, mais se heurteront à une forte répression pour finalement disparaître dans les années 1820. Bien que relativement sporadiques et éphémères, la mobilisation et les modes d’action des luddites inspireront les luttes ouvrières du XIXe siècle partout en Europe.

Les luttes anticapitalistes acquièrent graduellement un cadre idéologique systématique et cohérent dans les années 1840, avec notamment les premiers écrits de Pierre-Joseph Proudhon, l’un des fondateurs de l’anarchisme, et ensuite ceux de Karl Marx et Friedrich Engels, qui publient Le manifeste communiste en 1848. Avec la vague de révolutions qui secoue l’Europe cette année-là, la critique anticapitaliste, d’inspiration socialiste et anarchiste, se diffuse dans tout le continent et, en 1864, des militants syndicalistes fondent l’Association internationale des travailleurs (AIT, mieux connue sous le nom de Première Internationale) à Londres dans le but de lutter contre l’assujettissement des travailleurs et travailleuses et pour l’émancipation de la classe ouvrière. Durant ses huit années d’existence, l’AIT sera marquée par des débats acerbes entre socialistes et anarchistes autour de la question du rôle de l’État dans la révolution.

Les luttes anticapitalistes du XIXe siècle atteignent leur zénith avec la Commune de Paris (18 mars au 28 mai 1871). Durant ces deux mois de gouvernement insurrectionnel, l’anticapitalisme se transformera en expérience autogestionnaire à grande échelle et, malgré la déroute et les massacres qui suivront, la Commune reste encore aujourd’hui un mythe dans l’imaginaire anticapitaliste. Mais l’échec de la Commune marque aussi la séparation des forces anticapitalistes en deux camps, les socialistes et les anarchistes, qui créent des organisations distinctes et se parlent de moins en moins.

Durant la cinquantaine d’années qui suit la Commune, soit entre 1871 et 1917, cette fracture au sein des forces anticapitalistes s’approfondit. Les divergences sont non seulement idéologiques, mais aussi stratégiques et tactiques. Tandis que les socialistes s’engagent dans les partis sociaux-démocrates en émergence, les anarchistes s’investissent principalement dans les structures syndicales et développent l’anarcho-syndicalisme, qui sera au cœur de la création de la première confédération syndicale française, la Confédération générale du travail (CGT) en 1895, et du premier syndicat anarchiste d’Amérique du Nord, les Industrial Workers of the World (IWW), en 1905 à Chicago.

Malheureusement, cet élan sera interrompu par la Première Guerre mondiale et le regain du nationalisme qui l’accompagne. C’est également à cette époque qu’a lieu la Révolution russe. Lénine et les bolcheviks s’emparent du pouvoir lors de la révolution d’octobre 1917. S’ensuit une guerre civile de plus de deux ans durant laquelle les bolcheviks créent le Parti communiste et consolident leur mainmise sur le mouvement ouvrier et la Russie. En mars 1919, la Troisième Internationale, aussi appelée Internationale communiste, est créée à Moscou dans le but de coordonner la stratégie des organisations communistes en dehors de la Russie. Les opposants au nouveau régime, incluant les anarchistes, sont pourchassés et emprisonnés. La Révolution d’octobre marque ainsi la cristallisation du clivage entre socialistes et anarchistes au sein des forces anticapitalistes. On retrouvera ce même clivage, avec des conséquences tragiques, lors de la guerre civile espagnole de 1936-1939 et des affrontements entre le Parti communiste espagnol, appuyé par Moscou, et les anarchistes de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la Fédération anarchiste ibérique (FAI). Sans en être la cause principale, leurs divisions contribueront à la victoire du franquisme en 1939.

L’anticapitalisme n’est plus ce qu’il était

Après la Seconde Guerre mondiale, le courant marxiste-léniniste et les partis communistes ainsi que leurs syndicats affiliés semblent avoir un monopole quasi absolu de l’anticapitalisme. Les anarchistes ne se sont pas encore remis de la défaite espagnole de 1939, tandis que les partis communistes bénéficient de l’aura victorieuse de l’Union soviétique et sont au sommet de leur gloire. Le Parti communiste italien est alors le plus grand et le plus puissant du monde occidental et obtient, des années 1950 aux années 1980, entre 20 et 35% des votes aux élections législatives. Quoique moins important, le Parti communiste français obtient lui aussi de forts résultats électoraux dans les années 1950 et 1960, avec des fluctuations autour des 20%. Parallèlement, en Chine le maoïsme s’impose à la suite de la révolution de 1949. Le communisme devient aussi le principal référent idéologique des luttes anticoloniales. Du Vietnam à Cuba, en passant par l’Algérie, la libération nationale rime avec la lutte des classes et le marxisme. Tandis qu’aux États-Unis le maccarthysme pourchasse les rouges, dans beaucoup de pays, au Nord comme au Sud, la classe ouvrière est encensée. L’anticapitalisme est alors ouvriériste. Il ne peut concevoir de critique autrement qu’à partir de la perspective et des intérêts de la classe ouvrière, telle que définie par le mantra marxiste-léniniste.

À partir des années 1960, après la découverte des crimes de Staline et la poursuite de l’autoritarisme soviétique sur ses voisins, on assiste graduellement à un renouvellement de la critique du capitalisme et à une redéfinition des luttes anticapitalistes. Bien que les partis communistes et leurs syndicats affiliés demeurent les principaux acteurs structurant les luttes anticapitalistes, le marxisme-léninisme commence à entrer en crise.

C’est dans l’ombre du Parti communiste qu’émerge le mouvement autonome dès le début des années 1970 en Italie. Bien qu’ils soient à l’origine d’inspiration marxiste-léniniste (ils viennent de groupes comme Potere Operaio [Pouvoir ouvrier] et Lotta Continua [La lutte continue]), les autonomes italiens promeuvent la nécessité de construire l’autonomie de la classe ouvrière non seulement vis-à-vis du capitalisme et de l’État, mais aussi des syndicats et des partis. Ils s’organisent de façon beaucoup moins hiérarchique et centralisée que le Parti communiste et préconisent des modes d’action directe extra-institutionnels tels que l’autoréduction (baisse des prix par les consommateurs d’un produit ou les usagers d’un service), la grève sauvage, le sabotage et les émeutes, et vont même jusqu’à appuyer la lutte armée des Brigades rouges. Le mouvement autonome se diffuse rapidement en France et, surtout, en Allemagne, mais se heurte à une forte répression policière et décline considérablement dès le début des années 1980. Au Canada, le groupe Direct Action, basé en Colombie-Britannique, est inspiré par la même mouvance.

Malgré la contribution du mouvement autonome au renouvellement de la critique marxiste et de la praxis anticapitaliste, c’est dans les marges que le renouveau de l’anticapitalisme est le plus dynamique. Dès le début des années 1960, le mouvement des droits civiques américain commence à intégrer à son analyse et à son répertoire d’action, à l’origine influencés par le libéralisme et le discours des églises baptistes noires, des éléments inspirés autant du marxisme que de l’anarchisme et de l’anticolonialisme. Une de ses principales organisations, le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), évoluera ainsi vers le nationalisme noir et le Black Power pour finalement rejoindre les positions du Black Panther Party (BPP, créé en Californie en 1966), et mettre de l’avant le lien étroit existant entre le capitalisme et l’esclavage (donc, le racisme). À plusieurs égards, ce discours fait écho à celui du Front de libération du Québec (FLQ), actif de 1963 à 1972, qui tient d’ailleurs des rencontres avec des membres du BPP.

Parallèlement au mouvement des droits civiques se développe le mouvement étudiant américain, mené par sa frange la plus radicale. En 1962, le Students for a Democratic Society (SDS) est créé au Michigan et devient rapidement le fer de lance de la « Nouvelle Gauche » (New Left). Aussi anticapitaliste qu’anticommuniste, cette Nouvelle Gauche dénonce le capitalisme et l’impérialisme américain (c’est le début de la guerre du Vietnam), mais aussi le bloc soviétique et l’État-providence. À l’opposé des discours nostalgiques contemporains qui idéalisent les politiques sociales de l’après-guerre, la Nouvelle Gauche reproche aux modes d’organisation hiérarchiques et à la bureaucratie d’État – qu’elle soit communiste ou capitaliste – de miner la liberté individuelle, de tuer toute créativité, de déshumaniser les rapports sociaux et, ainsi, d’être un obstacle à l’émancipation individuelle et collective. On retrouve là la critique anarchiste de la hiérarchie, de l’autorité et de l’État, ainsi que le désir d’une véritable autonomie. La nouvelle gauche étudiante fera rapidement des émules et se développera ensuite à Berlin, Paris, Rome, etc. (et même du côté du bloc soviétique, à Prague, avant que l’armée n’intervienne). Au Québec, on peut en trouver un bon exemple avec la première grève générale étudiante en 1968, à peine un an après la création des cégeps.

Un autre mouvement social qui, bien qu’il ne soit pas nouveau, contribue au renouvellement de l’anticapitalisme est le mouvement des femmes. Déjà au XIXe siècle, certaines militantes féministes tiennent un discours radical qui va au-delà de l’égalité des sexes. Il suffit de penser à des figures comme Louise Michel et Emma Goldman. De même, au début du XXe siècle les suffragettes anglaises demandent le droit de vote des femmes au moyen de modes d’action violents qui n’ont rien à envier à l’action directe des anarchistes. Cependant, il faut attendre la fin des années 1960 pour voir émerger des mobilisations féministes marxistes ou radicales de masse. Cela commence à New York et à Chicago, avec la création de caucus de libération des femmes, et se propage rapidement en Europe et au Québec (avec la fondation du Front de libération des femmes du Québec [FLFQ]). Ces mobilisations redéfinissent la lutte contre le capitalisme en y intégrant les rapports sociaux de sexe et la question du patriarcat, et insistent sur la nécessité de prendre en compte le rôle et l’importance du travail reproductif des femmes pour le développement et le maintien du capitalisme.

Enfin, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, on assiste à une radicalisation du mouvement écologiste, qui ne se contente plus de parler de conservation de la nature et commence à proposer une critique du mode de production capitaliste et de la société de consommation comme principaux facteurs à l’origine de la destruction de l’environnement. Plus que tout autre mouvement des années 1960 et 1970, l’écologie radicale soulève la question des limites matérielles, environnementales et humaines du capitalisme. La lutte contre ce dernier n’est alors plus simplement un enjeu de justice et d’émancipation, mais aussi de survie planétaire. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’une des principales organisations de cette mouvance porte aujourd’hui le nom de Front de libération de la Terre (Earth Liberation Front).

 

Tous ces mouvements sociaux ont soulevé de nouvelles questions et de nombreux nouveaux enjeux. Chacun à sa manière, ces mouvements ont contribué à un renouvellement des luttes anticapitalistes de quatre façons:

  1. Tout d’abord, ils s’éloignent tous de l’ouvriérisme marxiste-léniniste qui avait dominé jusqu’alors les luttes anticapitalistes. Ils marquent ainsi l’avènement de nouveaux sujets politiques collectifs: les minorités racisées, les femmes, les étudiant-e-s, etc. Il ne s’agit pas de dire que les minorités et les femmes ne jouaient pas de rôle politique avant, mais plutôt que leur statut public et politique a changé. Issus des marges de la lutte, ces sujets en sont progressivement devenus le centre.
  2. En remettant en question la centralité de la figure ouvrière (sans pour autant abandonner toute référence à la classe ouvrière et à la lutte des classes), ces nouveaux sujets politiques ont enrichi notre conception des rapports de domination et souligné l’importance de ne pas réduire l’émancipation à une question de rapports de classes sociales. Ce faisant, ils ont contribué à une extension du domaine de la lutte anticapitaliste, en y incorporant, par exemple, la prise en compte de l’imbrication des différentes formes d’oppression (qu’on appelle communément l’intersectionnalité) ou encore l’opposition aux formes extractivistes du capitalisme contemporain (mines, hydrocarbures, etc.).
  3. Ces différents mouvements ont aussi remis la critique des institutions et de l’État au centre de l’analyse et de la praxis politiques. Les institutions dominantes et l’appareil d’État ne sont plus réduits à un instrument de la classe capitaliste, mais sont plutôt perçus et conceptualisés comme une source d’oppression en soi. Cela a amené de nombreuses organisations évoluant au sein de ces mouvements à rejeter les stratégies institutionnelles préconisées par les syndicats et les partis communistes et à plutôt privilégier l’action directe et des stratégies extra-institutionnelles d’une portée plus subversives. Bien qu’ils ne s’en revendiquent généralement pas, ces mouvements ont ainsi renoué avec l’anticapitalisme révolutionnaire ou, du moins, de transformation sociale.
  4. Enfin, il convient de remarquer que ces mouvements ont aussi contribué à un renouvellement des luttes anticapitalistes en raison de leur mode d’organisation. En effet, le mouvement afro-américain, les groupes de libération des femmes, les mouvements étudiants et les divers groupes écologistes radicaux ont en commun d’être structurés de façon horizontale et non hiérarchique, de prendre des décisions par un mode délibératif afin d’éventuellement atteindre un consensus, et de fonctionner en réseaux décentralisés. Ils s’éloignent ainsi des structures bureaucratiques et hiérarchiques des syndicats et des partis communistes pour plutôt se rapprocher des modes d’organisation anarchistes. Avec ce tournant organisationnel, les luttes anticapitalistes deviennent préfiguratives, en ce sens qu’elles aspirent à ce que leurs idéaux s’incarnent dans leurs pratiques. La fin et les moyens ne font alors plus qu’un.

De nouveaux avatars

À la fin des années 1970, le cycle de protestations initié dans les années 1960 s’essouffle et la plupart des mobilisations entrent dans une période de déclin ou s’institutionnalisent. Maintenant que la vague des proclamations d’indépendance de l’après-guerre est terminée, l’anticolonialisme disparaît de l’espace public et la dénonciation de l’impérialisme occidental est progressivement marginalisée. Parallèlement, le mouvement des femmes et le mouvement écologiste sont partiellement absorbés par les institutions étatiques (de nouvelles agences gouvernementales leurs sont même dédiées, comme le ministère de la Condition féminine ou le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement [BAPE] au Québec), et les organisations les plus modérées parviennent à s’imposer. De même, la mobilisation des minorités racisées passe désormais par les canaux institutionnels et l’on commence à parler de reconnaissance plutôt que de libération.

Le portrait est d’autant plus morose que durant les années 1980 et 1990, les luttes anticapitalistes sont confrontées à la montée du conservatisme et à la néolibéralisation de la social-démocratie dans la plupart des pays occidentaux. Thatcher (Grande-Bretagne), Reagan (États-Unis) et Mulroney (Canada), poussent l’échiquier politique vers la droite et brisent les syndicats. En France, en Italie et en Espagne, les partis communistes s’effondrent, tandis que les partis sociaux-démocrates trahissent leurs promesses électorales. Cette tendance ira en s’accentuant avec la chute du Mur de Berlin en novembre 1989 et, ensuite, avec la fin du régime soviétique. Les luttes anticapitalistes passent de positions offensives, qui visent la transformation sociale, à des positions essentiellement défensives, qui essaient de sauver les meubles en réponse aux assauts répétés de la classe capitaliste et des élites dirigeantes. Plus généralement, le mythe de la révolution, du grand soir et des lendemains qui chantent entre en crise pour être remplacé par le mythe de la résistance. Il s’agit désormais de résister à l’austérité, aux privatisations, à la dérégulation des marchés, à la marchandisation; bref, à la néolibéralisation et à la mondialisation. Celles-ci deviennent ainsi un point de convergence pour la construction de nouvelles alliances et coalitions.

La résurgence des luttes anticapitalistes à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle passe en grande partie par la montée du mouvement dit alter mondialiste. Il faut se rappeler qu’en 1999 à Seattle, comme à Québec en 2001, des anarchistes sont au cœur de l’organisation des manifestations contre les sommets de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) respectivement, s’occupant des autobus, de l’hébergement et de la bouffe, entre autres. Afin de désamorcer le caractère révolutionnaire et anticapitaliste de cette vague d’attaques contre les États et le capital, les médias et les réformistes l’appelleront tour à tour mouvement altermondialiste, mouvement antimondialisation ou encore le « mouvement des mouvements ». Il est traversé d’un conflit majeur alors que les manifestations dépassent systématiquement le cadre de la critique des sommets: on expulse les anarchistes des forums sociaux, comme on stigmatise les praticien-ne-s de l’action directe. C’est dans les vagues de ce mouvement que se consolideront les bases d’une nouvelle tradition anarchiste au Québec.

Cependant, le mouvement altermondialiste ne s’est pas construit du jour au lendemain. Bien que la « bataille de Seattle » soit souvent présentée comme le point de départ des mobilisations, on peut retrouver des mobilisations similaires bien avant. Par exemple, en 1988 une grande coalition dénonce le FMI et la Banque mondiale dans les rues de Berlin. De même, en juillet 1989, des manifestations dénoncent le sommet du G7, qui a lieu à Paris, et demandent l’annulation de la dette des pays du Sud. Il en va de même lors du sommet du G7 à Halifax en 1995 ou lors du sommet de l’Asia Pacific Economic Cooperation (APEC) à Vancouver en 1997. Ou encore, en 1998, lors de la campagne internationale contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), qui a été négocié en secret au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et qui vise à libéraliser les mouvements de capitaux.

Au-delà de ces événements protestataires, une des influences les plus significatives pour le mouvement altermondialiste a été l’insurrection zapatiste du 1er janvier 1994 au Chiapas, dans le sud du Mexique, à l’occasion de l’entrée en vigueur de l’ALENA. Issue des Forces de libération nationale, créées en 1969 dans le nord du Mexique, l’Armée zapatiste de libération nationale (AZLN) a été fondée en 1983 par des Autochtones et des Métis-se-s. La référence au héros de la Révolution mexicaine, Emiliano Zapata, n’est évidemment pas anodine et l’AZLN a constitué au fil des ans une base autochtone et paysanne importante. En 1994, après plusieurs mois d’affrontements avec l’armée fédérale mexicaine, l’AZLN consolide une zone « libérée » et, contrairement aux autres guérillas latino-américaines influencées par le marxisme-léninisme et aspirant à prendre le contrôle de l’État, met en place une nouvelle forme d’autogouvernement basée sur des assemblées communautaires, des conseils municipaux autonomes et des conseils de bon gouvernement. Bien que conservant un certain niveau de hiérarchie, cette structure cherche à atténuer le plus possible le fossé entre gouverné-e-s et gouvernants, et revendique le principe d’autonomie comme politique non étatique ou forme de gouvernement non étatique. En ce sens, autant le rejet du marché et du néolibéralisme que le modèle organisationnel préconisé par les zapatistes rejoignent l’anticapitalisme anarchiste. Cependant, les zapatistes parlent d’« antipouvoir » plutôt que d’anarchisme et de révolution. Il s’agit de « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Plus près de nous, on retrouve cette conception dans certains espaces urbains structurés sur la base de principes préfiguratifs, comme les squats et les centres sociaux autogérés.

Ainsi, lorsqu’a lieu la « bataille de Seattle », de nombreuses structures anticapitalistes sont déjà en place. Malgré quelques nuances, des réseaux militants comme l’Action mondiale des peuples (AMP, lancée à Genève en 1998), le Direct Action Network (DAN, créé à Seattle en 1999) et la CLAC (fondée à Montréal en 2000), partagent les principes anti-autoritaires et anticapitalistes des zapatistes. Mais étant donné son hétérogénéité, le mouvement altermondialiste est aussi porteur des clivages et des conflits qui traversent l’histoire de la gauche et des luttes sociales. En effet, toutes les parties constitutives de l’altermondialisme n’adhèrent pas aux principes zapatistes. Certaines sont restées marquées par une conception étatiste du changement et ne peuvent envisager de salut en dehors du recours à l’État. On retrouve cette conception non seulement au sein des forces marxistes-léninistes et populistes, comme celles associées à Hugo Chávez au Venezuela, mais aussi parmi des ONG ou des organisations réformistes sociale-démocrates, comme OXFAM, l’Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (ATTAC, fondée à Paris en 1998) et, dans une moindre mesure, des réseaux transnationaux issus du mouvement des femmes, comme la Marche mondiale des femmes (initiée en 2000 par la Fédération des femmes du Québec [FFQ] dans la foulée de la marche Du pain et des roses de 1995). Ces organisations réformistes sont antinéolibérales, mais pas anticapitalistes, à savoir qu’elles promeuvent des stratégies de résistance passant par l’interventionnisme étatique plutôt que par la transformation sociale et l’antipouvoir.

Dès le début des années 2000, le mouvement altermondialiste entre dans une phase de déclin. Le contexte créé par les attentats du 11 septembre 2001 à New York et le début de l’intervention américaine en Irak, en février 2003, altèrent profondément la dynamique politique et beaucoup de militants radicaux investissent leurs énergies dans la mobilisation contre la guerre. Parallèlement, l’effet de nouveauté commence à s’estomper et le mouvement altermondialiste se routinise progressivement, voire s’institutionnalise. C’est notamment le cas du Forum social mondial (FSM) qui, après les débuts enthousiastes de Porto Alegre, peine depuis à susciter de l’intérêt au-delà des ONG et des organisations réformistes. Malgré quelques épisodes de forte mobilisation, comme lors du sommet du G20 à Toronto en 2010, l’altermondialisme n’est plus au cœur de l’action ni sur la ligne de front.

La vague de mobilisations qui suit la crise de 2008, notamment les indignés espagnols et grecs ainsi que le mouvement Occupy en Amérique du Nord, s’inspire de l’expérience et du savoir-faire militant du mouvement altermondialiste. On y retrouve les modes de fonctionnement en assemblée et en réseaux qu’a contribué à diffuser le mouvement altermondialiste (à la différence que les médias sociaux jouent aujourd’hui un rôle central alors qu’ils n’existaient pas encore à l’apogée de l’altermondialisme). De même, l’occupation des places publiques n’est pas sans rappeler les campements autogérés des mouvements anarchiste et altermondialiste. Cela dit, et malgré certaines affinités organisationnelles, les indignés et Occupy ne sont pas des luttes anticapitalistes à proprement parler. Ces mobilisations ne cherchent pas tant à renverser les structures socio-économiques et politiques associées au capitalisme qu’à favoriser une redistribution plus juste des ressources, et à réformer les institutions de la démocratie représentative en les rendant plus participatives et perméables aux initiatives de la « société civile ». En ce sens, elles s’apparentent à la branche réformiste de l’altermondialisme. De même, les partis de gauche européens, comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne, ne sont pas anticapitalistes, mais plutôt sociaux-démocrates. Ils remettent en question la dette, l’austérité et le néolibéralisme, comme les économistes keynésiens d’ailleurs, mais sont très loin d’une rupture avec le capitalisme.

Tandis que les effets néfastes du néolibéralisme et de la crise socio-économique qu’il a favorisée à l’échelle mondiale sont on ne peut plus tragiques et flagrants, que les organisations sociales-démocrates qui jouent le jeu des institutions sont confrontées à de fortes contraintes structurelles qui les amènent à se résigner à une austérité et un capitalisme à visage humain, les luttes anticapitalistes sont plus pertinentes et nécessaires que jamais.

 

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