Le Canada est reconnu comme un des États-nations ayant le pire bilan en matière d’émission de gaz à effet de serre par personne. Une distinction peu reluisante puisqu’il s’agit du principal indice utilisé pour documenter l’empreinte humaine perturbatrice du climat. Bien que l’on tente de présenter la lutte aux changements climatiques comme une responsabilité partagée également par l’ensemble de la population du territoire, la grande majorité des émissions de gaz à effet de serre sont le fait d’une poignée d’entreprises multinationales dont les profits se concentrent dans les mains d’un nombre très restreint d’individus. Le gouvernement tarde pourtant à agir pour réduire cette empreinte et entretient l’idée selon laquelle la lutte aux changements climatiques est une question de choix individuels.
L’État canadien est un projet politique fondé sur l’assujettissement des écosystèmes et de la majorité de la population (peuples autochtones, personnes non blanches, femmes et personnes non binaires, et même les hommes blancs pauvres) à un régime d’exploitation commerciale des ressources naturelles et d’accumulation de richesses. L’empreinte actuelle du régime canadien sur le système climatique ne se limite pas à l’émission de gaz à effet de serre: elle est profondément ancrée dans son histoire coloniale.
Le développement territorial de l’État canadien suit un long processus de dépossession et de marginalisation des peuples autochtones. La transformation écologique et socioéconomique du territoire a débuté dès l’arrivée des premiers colons en Amérique du Nord. Ce colonialisme de peuplement vise à soutenir l’occupation permanente du territoire par une population issue de l’immigration d’origine principalement européenne. Loin d’appartenir seulement au passé, il est continuellement actualisé par une infinité de pratiques facilitant l’accès et l’exploitation commerciale du territoire. Le colonialisme de peuplement considère que le territoire est inoccupé et inutilisé tant qu’il n’est pas exploité de manière commerciale. Qu’ils aient fait l’objet d’un traité ou non, les territoires autochtones sont tous convoités pour la richesse de leurs matières premières par des puissances commerciales et les mouvements de population suivent les différentes vagues d’expansion du capitalisme.
À la naissance de l’État canadien, l’essentiel des terres passe sous la propriété de la Couronne fédérale pour ensuite être morcelé en propriétés privées. Ce nouveau régime juridique s’ajoute à un ensemble d’actions antérieures favorisées par les autorités coloniales françaises et britanniques afin de permettre l’ouverture de terres agricoles et l’exploitation des fourrures, du bois et de la mer. Avant 1867, les peuples autochtones situés dans ou près du territoire sous contrôle colonial sont déjà fortement perturbés par les maladies d’origine européenne, les guerres et le commerce avec les puissances coloniales. Depuis la Loi constitutionnelle de 1867, l’État fédéral et les provinces règlementent, financent et supervisent le développement des connaissances sur le territoire et ses ressources naturelles destinées à l’accumulation de richesses. Ils supervisent l’accessibilité, l’exploitation, le transport et la transformation des ressources. La Loi sur les Indiens de 1876 est venue quant à elle instaurer un régime de dépendance des peuples autochtones face à l’État et encadrer la création des réserves destinées à immobiliser les groupes autochtones sur un territoire restreint.
L’expansion de l’État canadien vers l’Ouest à la fin du XIXe siècle s’inscrit dans ce processus. La puissance publique investit directement dans la construction d’un chemin de fer pour transporter des personnes venues coloniser et exporter des ressources, divise le territoire en propriétés privées agricoles Colonialisme et extractivisme au soi-disant Canada et mène des campagnes publicitaires en Europe. L’État colonial envoie la Gendarmerie royale pour pacifier la résistance des Premières nations et des Métis et les cantonner dans des réserves. Les populations autochtones des Prairies doivent composer avec un flot incessant de personnes colonisatrices occupant leur territoire et transformant durablement son écosystème. Une dépossession des territoires et des cultures s’opère progressivement en soumettant les sociétés autochtones à la dépendance du pouvoir colonial par la privatisation du territoire et l’ouverture de territoires à la colonisation européenne ou directement par la force. La disparition du bison des Prairies par la surchasse est emblématique de ce processus puisqu’il s’agit d’une espèce indissociable de l’autonomie et de la cosmologie des peuples autochtones de cette région dont l’habitat a été remplacé par des monocultures destinées à l’exportation.
De nos jours, la construction de routes, de hameaux et d’infrastructures facilitant l’exploitation des ressources naturelles est si incessante qu’il est facile d’oublier qu’elle fait partie d’un projet colonial. Même si certains groupes autochtones perturbent cet «ordre établi» et réussissent à amener leurs revendications de justice environnementale et de souveraineté dans l’espace public, d’innombrables attaques contre leurs territoires passent sous le radar. Dans l’Inuit Nunangat, les compagnies minières canadiennes et étrangères défigurent continuellement le paysage en laissant des déchets de prospection derrière eux. Leurs navires fissurent la glace où les phoques mettent bas et leurs routes segmentent le trajet migratoire des caribous. Leurs activités extractives brûlent des quantités effroyables d’énergies fossiles qui entraînent la création de smog bien loin des villes et des parcs industriels. Plus au sud, les forêts de l’Anicinapewaki voient leurs paysages modifiés durablement depuis longtemps. Les émanations des fonderies de métaux se confondent avec la combustion de l’essence enrichie au plomb et enregistrent leurs polluants à même les cernes de croissance des arbres. Une forêt de conifères s’enfeuille à force de coupes à blanc et de fermeture de terres agricoles non exploitées pour laisser toute la place aux espèces commerciales. Les rivières du Nitassinan et de l’Eeyou Istchee sont harnachées les unes après les autres de manière irréversible en achetant à coup d’emplois et de redevances au conseil de bande le « consentement libre et éclairé » pour inonder des territoires traditionnels de chasse.
Les écosystèmes et les manières non commerciales d’habiter le territoire, comme la chasse, la pêche, la trappe et la cueillette de subsistance, sont même exclus de la cartographie et remplacés par des lots numérotés déterminés par le potentiel marchand d’une seule ressource. Les ravages du modèle industriel d’exploitation de la nature causent localement une extinction massive de la faune et de la flore, la pollution des sols, de l’eau et de l’air. Ces conséquences se multiplient lorsque l’on change d’échelle et se mêlent aux changements liés à la concentration de gaz à effet de serre dans la couche d’ozone. Encore aujourd’hui, la prétendue santé économique des régions de l’État canadien dépend d’entreprises visant à soutenir et élargir l’exploitation des ressources, de l’aide publique permettant de maintenir des activités extractives malgré ses crises cycliques et d’un nouveau secteur récréotouristique fondé sur la commercialisation des portions non exploitées du territoire.
L’application de la législation canadienne visant à assujettir les peuples autochtones est historiquement indissociable de celle visant à ouvrir le territoire à l’exploitation des ressources naturelles. La mise en place du colonialisme de peuplement a fortement restreint et transformé le territoire. La lutte aux changements environnementaux passe par une remise en question du capitalisme et de la privatisation du territoire pour l’exploitation marchande de la biosphère. Les voies d’un avenir durable n’émergeront pas d’une « réconciliation » sans partage de pouvoirs ou d’un « développement durable » qui rime avec une croissance infinie, mais d’une redistribution du pouvoir d’aménager le territoire.