Ou quand les requins viennent nous voler jusque dans notre assiette
Dans le système capitaliste global qui afflige notre planète, nous assistons à une nouvelle vague de colonisation des espaces qui se cache sous des discours de développement, de croissance et de progrès : la réussite des multinationales minières, pétrolières et de l'agro-alimentaire, devenues de véritables empires économiques, dépend de leur capacité à s'accaparer des territoires stratégiques, avec l’accord des États et la protection de leurs armées. Ainsi la conquête des territoires, qui passe par l’appropriation des terres, des populations, des cours d’eau, des forêts et autres richesses du patrimoine de l’humanité, est devenue pour les élites du capitalisme international un moyen d'établir leur contrôle sur les enjeux économiques locaux, les peuples et les ressources naturelles. Les entreprises multinationales, souvent appuyées par les agences de coopération gouvernementales de l’Occident, cherchent à s’approprier à la fois main-d’œuvre et richesses tout en prenant soin de se dégager des responsabilités face aux catastrophes écologiques et humaines qu’engendrera leur passage.
Dans ce contexte, le déploiement de l'agro-industrie rase les campagnes et anéantit l’agriculture de subsistance, expulse les petits paysans pour ensuite les transformer en « esclaves modernes » sur leurs propres terres. Les entreprises minières et pétrolières, toujours plus voraces, n'hésitent pas à déplacer des villages entiers au Sud comme au Nord, pour sortir des entrailles de la terre les richesses qui se convertiront en dollars pour quelques-uns, en misère pour les autres, qui se retrouveront sans travail devant un paysage dévasté, lorsque l'opération à cœur ouvert aura terminé sa saignée.
Ça c'est dans l'économie réelle. Parallèlement, sur les « marchés », dans l'économie virtuelle, agissent les requins de la finance, qui utilisent les milliards de dollars des fonds de pension des travailleurs et travailleuses des pays occidentaux pour les jouer en bourse. Pour investir et s'enrichir, alors qu'ils ne produisent rien et ne servent à rien. Pourtant, leur petit jeu a un impact concret et direct dans nos régions, lorsqu'ils investissent et s'accaparent les terres, et dans nos assiettes, quand leur spéculation fait monter en flèche notre facture d'épicerie et amaigrit notre garde-manger.
Ainsi, la crise alimentaire de 2007-2008 a mis en lumière l’impact de la déréglementation et de l’activité spéculative des marchés financiers sur les prix des denrées alimentaires de base. Durant cette période, les prix des aliments ont augmenté de 58 % à l’échelle internationale en deux ans. Face à l’incertitude persistante sur les marchés, ainsi qu'à la baisse des rendements moyens associés aux classes d’actifs « traditionnels », les fonds d’investissement ont pris d'assaut le marché des denrées alimentaires comme valeurs refuge, puisqu'ils sont des actifs relativement stables et sûrs même en période d'instabilité financière. Ainsi, les achats de terres agricoles sont devenus un placement alternatif de premier plan. L’acquisition de terres agricoles par des organisations financières a pris beaucoup d’ampleur depuis la crise financière de 2008. En 2011, les prix des aliments ont encore atteint de nouveaux sommets. Tout cela sans que l'offre et la demande ne varient significativement dans l'économie réelle pour expliquer ces hausses fulgurantes des prix. Alors que se passe-t-il ?
Pour comprendre, il faut se pencher sur certains aspects clés de ce qu’il est convenu d’appeler la « financiarisation du secteur agricole ». La cause structurelle de la crise alimentaire est un modèle qui convertit les aliments en de simples marchandises et donc en une source de profit. Tout au long de la dernière crise des prix alimentaires, l’agro-industrie et le capital financier ont étendu leur contrôle sur les ressources agricoles. On peut les considérer comme les plus importantes de la planète, dans la mesure où non seulement, partout dans le monde, la production d’aliments est-elle essentielle à la régulation des activités économiques et à la fixation du niveau des salaires, mais elle est également à la base de la vie et de la santé des sociétés humaines. La formation du secteur agro-industriel est le fruit de la dépossession de millions de paysannes et paysans, de la marginalisation de millions d’autres et de la subordination de celles et ceux qui réalisent des activités agricoles de subsistance aux « empires » de l'agro-business. Ainsi, la volatilité des prix des denrées alimentaires provient d'une part de la mainmise des puissances commerciales agro-industrielles sur les chaînes de production mondiales et d'autre part de l'entrée en jeu de groupes financiers qui spéculent sur les denrées alimentaires.
C'est depuis le début des années 2000, avec la déréglementation des opérations financières sur les marchés agricoles, que ces derniers se sont fortement financiarisés. Cette financiarisation est la cause principale de la volatilité des prix du pétrole et des matières premières. Force est de constater, en effet, que les matières premières agricoles constituent désormais un placement parmi d’autres pour les investisseurs financiers. La crise alimentaire de 2007-2008 et la nouvelle flambée des prix qui dure depuis 2011 ne sont que la pointe de l'iceberg.
En raison de la participation accrue des acteurs financiers sur le marché des aliments, la nature des informations qui anime l’élaboration des prix des produits de base a changé. La majorité des participants sur ce marché ne fondent pas leurs décisions commerciales sur l'offre et la demande. Cela introduit ainsi de faux signaux de prix sur le marché. En raison de ces distorsions, les prix des matières premières ne correspondent plus à leur « rareté réelle ». Concrètement, cela fait bondir notre facture d'épicerie, parce les produits agricoles sont devenus des valeurs refuge pour les investisseurs.
Facture d'épicerie salée
De 2007 à 2012, les prix des aliments de base, comprenant cinq groupes de produits, à savoir la viande, les produits laitiers, les céréales, les huiles et le sucre, ont progressé cumulativement de 33,3 %. Le prix du sucre, ingrédient qui entre dans la composition de nombreux produits alimentaires transformés, a quant à lui plus que doublé durant cette période.
Au Canada, les prix des aliments ont augmenté plus rapidement que ceux de toute autre composante principale de l’Indice des prix à la consommation depuis 2007. De janvier 2007 à décembre 2012, leur hausse cumulée a été de 19 %. C’est l’une des plus fortes observées sur cinq années consécutives en 20 ans.
Évidemment, les personnes qui en souffrent le plus sont encore les familles les plus pauvres, qui doivent consacrer une part toujours plus élevée de leurs revenus simplement pour manger. En Occident, les personnes âgées, les personnes seules, les mères monoparentales, les familles qui survivent au salaire minimum, les chômeurs et les assistés sociaux voient leur garde-manger se vider lorsqu'ils doivent payer leur loyer. Dans les pays pauvres, c'est carrément la famine et la misère pour beaucoup de familles qui dépensent jusqu’à 80 % de leurs revenus pour se nourrir. Même en dehors des périodes de pénurie, une personne sur huit est confrontée quotidiennement au manque de nourriture. C'est 870 millions de personnes qui souffrent de la faim dans le monde, pendant que les criminels de l'agro-business s'enrichissent et spéculent.
Investisseurs financiers et accaparement des terres
Quand on parle d'accaparement et de concentration des terres agricoles, on fait aujourd'hui face à deux phénomènes distincts parallèles, qui, une fois combinés, donnent un pouvoir sans précédent à des acteurs de la finance et du secteur agro-alimentaire sur les terres, les aliments et nos vies.
Premièrement, il y a le développement d’un agro-business lié à la constitution d’un marché mondial des matières premières alimentaires et à la fixation des prix de celles-ci (riz, maïs, soja, etc.), qui s'accaparent d'immenses étendues de terres pour les grands projets agro-industriels. Dans un deuxième temps, des acteurs de la finance (banques, fonds d’investissement) proposent désormais des produits financiers fondés sur l’acquisition de terres dans certains pays.
Finalement, en plus des spéculateurs typiques, les États participent aussi à la spéculation en se justifiant qu'elles doivent pallier le déficit alimentaire de leur propre société.
Ainsi, on constate que, de 2005 à 2010, la superficie des terres vendues annuellement est passée de 2,8 millions d’hectares à 8,3 millions, soit une augmentation de 296 %. Dans ce portrait, 2009 apparaît comme une année exceptionnelle, avec des transactions foncières avérées ayant atteint près de 30 millions d’hectares dans le monde. Du jamais vu. La crise financière de 2008 a manifestement mis en place les conditions d’une « ruée » vers les terres, qui s’est traduite l’année suivante par un nombre inégalé d’acquisitions de larges superficies foncières par des sociétés de capitaux, c'est-à-dire par des requins de la finance.
Les fonds de pension
Depuis quelques années, les fonds de pension des pays riches se sont lancés dans une véritable ruée sur la terre, négociant l’achat ou la location de millions d’hectares de terres arables en Afrique et en Amérique du Sud. En 2011, les fonds de pension capitalisaient au total plus de 23 000 milliards de dollars d’actifs au niveau mondial, dont plus de 100 milliards étaient investis dans les aliments de base. Sur ce dernier montant, ce sont de 5 à 10 milliards qui auraient été consacrés à l’achat de terres, et ce montant pourrait doubler d’ici 2015, selon plusieurs observateurs.
L’intérêt des fonds de pension pour le foncier s’explique par le fait que non seulement ils peuvent capitaliser sur l’augmentation continue de la valeur des terres, mais également sur les revenus issus de la vente de produits générés par ces terres. Les difficultés à trouver des placements permettant de garantir un rendement fixe dans une période d’incertitude comme celle que nous traversons font des terres agricoles un choix parfait permettant aux investisseurs d’obtenir un flux de liquidités continu sur plusieurs années, de manière à assurer à long terme le versement des rentes à leurs bénéficiaires retraités. Cet enjeu est capital pour les fonds situés dans les pays occidentaux, où les régimes de retraite sont mis sous pression par des déficits importants suite à la crise financière de 2008.
Non seulement les terres constituent-elles des actifs sûrs, mais elles sont surtout devenues très rentables au cours des dernières années. En effet, les retours moyens sur l’investissement dans des fonds d’acquisition de terres (farmland funds) peuvent maintenant osciller entre 10 % et 20 % annuellement, ce qui constitue un rendement exceptionnel dans la conjoncture actuelle. En fait, depuis 1991, le rendement procuré par les fonds d’investissements dans les établissements agricoles a augmenté de 635 %, soit 300 % de plus que l’or. Il y a une corrélation très claire qui se dessine entre ces stratégie financières et le phénomène croissant d'accaparement des terres à l'échelle mondiale. Ainsi les fonds de pension sont parmi les plus gros investisseurs institutionnels sur les marchés des produits alimentaires et des terres agricoles.
Ce sont donc les économies de retraite des syndiqué-e-s qui servent aux riches financiers pour spéculer sur le prix des denrées alimentaires et sur les terres agricoles, menaçant ainsi la survie des familles les plus pauvres et mettant en péril la survie des agriculteurs, qui doivent dorénavant entrer en compétition avec de géantes sociétés d'investissements agraires cumulant des dizaines de milliers d’hectares de terres. Ce sont ces firmes et leurs méga-productions, complètement détachées du tissu social de la campagne, qui produiront nos aliments, pas pour nous nourrir, juste pour faire gonfler la valeur de leurs fonds d'investissements en bourse.
Nous sommes tous et toutes les perdant-e-s de cette logique insensée ; les communautés rurales dépossédées et marginalisées ; les travailleurs et travailleuses précaires et les sans-emploi, acculés au pied du mur face à des conditions de travail et de vie qui empirent chaque jour. Notre facture d'épicerie monte en flèche, alors qu'on nous vend des aliments contaminés aux pesticides et aux engrais chimiques. Ils s'enrichissent en nous empoisonnant. Nous devons réagir et confronter les élites de ce système capitaliste, de cette finance agro-industrielle criminelle, tant à l’échelle globale que locale, pour reprendre du pouvoir sur nos vies et sur notre planète.