Ce texte est originellement paru en anglais; la version française suit ci-dessous.
Je me souviens de la première fois où j’ai tué un cerf. Je ne sais pas pourquoi mais avant qu’on commence à retirer sa peau ou quoi que ce soit, j’ai marché jusqu’au cerf et j’ai posé ma main sur son corps. J’ai senti qu’il était encore chaud. À ce moment, j’ai su qu’il était comme moi. Ayant pris sa vie, je lui devais maintenant la mienne.
Les relations Autochtones au monde non-humain sont très différentes de celle des personnes non-Autochtones des Amériques, si différentes qu’il est difficile de commencer à en discuter dans un si court article. Par exemple, l’être humain comme idée, et donc l’idée d’un monde non-humain ou de relations humain-non-humain, sont des concepts Européens. Dans ma langue, le Cri, la distinction entre humain et non-humain n’existe pas. Ainsi, une personne comme moi, qui a tué un cerf, ne peut pas dire qu’elle n’a pas tué.
Avant d’aller plus en détails dans les connections qu’ont les Cris, Métis et Autochtones de l’Ouest avec le monde naturel (encore une fois, j’ai de la difficulté avec la langue — il n’existe pas de concept du monde naturel en Cri. Nous sommes naturel.le.s et notre monde aussi), j’aimerais discuter de mon expérience de deux saisons de travail au Parc National de Jasper [1].
Je dois l’avouer, avant de travailler à Jasper, je pensais aux montagnes comme étant un oasis sauvage préservé de la destruction qu’a subi le reste de l’Ouest dans le processus du colonialisme capitaliste. La majorité de l’Alberta est composée soit de développement urbain, de monocultures agricoles, de zones de déboisement, ou bien sûr, d’aires d’extraction de pétrole et de raffinement. Les montagnes des parcs nationaux ont été protégées d’une majeure part du développement industriel, et l’eau bleue et claire coule toujours des glaciers, et je l’ai bue, sans la traiter, tout au long de mon travail.
Bien sûr, malgré que le territoire du Parc ait été épargné par l’industrialisation, le reste des terres de la province ont subi la colonisation et le colonialisme. Entre 1907, l’année de la création du Parc, et 1913, la dernière année d’habitation de ses montagnes par des personnes Autochtones, ceux et celles d’entre nous qui n’avaient pas encore été déplacé.e.s dans des réserves ou ailleurs ont été enlevé.e.s de leurs maisons par la force et explusé.e.s du Parc. La petite ville coloniale de Jasper a été aménagée pour accueillir les employé.e.s du Parc, les entreprises, et en pratique, n’importe quel colon assez riche pour habiter le Parc malgré les restrictions (par exemple, qu’une personne doit normalement être employée du Parc).
Ainsi, quoique c’était bien d’être en compagnie des montagnes, des ruisseaux, des animaux et des arbres, à Jasper, je me sentais naturellement isolé de ma langue et de mon peuple. Mais j’ai rapidement réalisé qu’il y avait quelque chose d’étrange dans l’environnement hors de la ville aussi. Il semblait que les montagnes, elles aussi, étaient isolées de leur peuple.
Dans mes aventures d’exploration, de randonnée, de pêche, de cueillette médicinale (le Parc autorise aux personnes Autochtones de pratiquer certaines activités traditionnelles limitées dans certains endroits spécifiques, ce que j’ai parfois ignoré), d’observation des plantes, des arbres, des traces d’animaux etc., j’ai rapidement réalisé que comme bushman, j’aurais de la misère à vivre de la terre dans ces montagnes. Les arbres sont tous les mêmes, des pins tordus, et l’ombre et la composition uniforme du sol qu’ils produisent rendent le plancher de la forêt identique à travers le territoire.
Malgré l’apparence d’absence d’interférence humaine dans la croissance des écosystèmes du Parc dans la dernière centaine d’année, cet état récent, d’uniformité des écosystèmes des Rocheuses n’est pas naturel. Ils sont, peut-être intentionnellement, la création du Parc et de son attitude envers la nature. Tandis qu’il protège le territoire d’une grande partie d’activités industrielles, le Parc National est lui-même une entreprise commerciale. Le territoire du Parc National de Jasper est une commodité vendue au tourisme.
La marchandisation des terres est au centre du colonialisme à Jasper et des changements dans les écosystèmes. Par leur désir de protéger le territoire pour les yeux des touristes et de vendre l’idée d’une nature sauvage vierge, les créateurs du Parc, et la plupart des gens qui dirigent le Parc aujourd’hui, se sont assurés qu’il y ait peu de changements, et ont toujours vu les personnes Autochtones et leurs pratiques comme nuisibles à la nature. Les Indien.ne.s, dans leurs cérémonies et mode de vie, ont coupé des arbres, chassé des animaux, cueilli des plantes, brûlé le bois mort et (ceci est important) brûlé la forêt. C’est par ce mode de pensée de préservation de la nature que les Autochtones ont été expulsé.e.s du Parc et que les feux ont été éteints dans le dernier siècle. Bien sûr, les feux sont une partie essentielle d’un écosystème en santé, car ils aident à le renouveler et à le diversifier, et c’est principalement l’extinction des feux qui est responsable de l’uniformité des écosystèmes des Rocheuses. Mais ce que le Parc a toujours de la difficulté à comprendre, c’est que toutes les activités des Autochtones font partie de l’écosystème. Depuis la première fonte des glaciers sur ces montagnes, nous avons pratiqué nos activités traditionnelles, en vivant avec et de la terre. Et à ce jour, alors que des espèces comme le caribou s’apprêtent à disparaître des montagnes, le Parc cherchent n’importe quelle réponse pour expliquer la disparition des animaux, sans jamais remettre en question leur propre mode d’action et de vie.
L’idée que les humain.e.s sont séparé.e.s de la nature, qu’on ne peut pas interférer, et la valeur commerciale investie par la société Canadienne dans cette idée, c’est précisément ça qui a détruit la santé des écosystèmes du Parc National de Jasper.
Une pierre angulaire de la société Cri et Métif est la parenté ou kinship en anglais. « ᑲᐦᑭᔭᐤ ᑭᐋᐧᐦᑯᐦᑐᓇᐤ », « kahkiyaw k’wâhkohtonaw », ou « nous sommes tou.te.s lié.e.s » est une expression populaire qui est à la base de nos relations entre nous et avec tout ce qui existe. Cette parenté peut prendre différentes formes, mais fondamentalement, nous voyons toutes les choses comme étant vivantes, et toutes les choses vivantes comme étant égales, et parfois supérieures à nous. Quand je chasse, je ne le fais pas parce que je pense que j’ai une supériorité intellectuelle qui rend cela légitime. Je n’ai aucun désir de tuer un animal, et je le pleure et je lui rends hommage quand je le fais. Je chasse parce que j’ai à le faire. Et quand je chasse de cette manière, je deviens lié à l’animal que j’ai tué. En tant qu’espèce, ma survie dépend de la leur. Je leur dois réciprocité tant spirituellement que physiquement pour ma propre survie. J’entre en relation comme le peuplier qui boit du sol, le cerf qui mange ses feuilles et le loup qui mange le cerf. Et toutes ces choses meurent un jour, comme moi, en redonnant à la terre.
En comparaison aux règles du Parc National disant de ne pas chasser ou couper des arbres, notre monde peut paraître brutal. Mais pour plus de 12 000 ans, c’était nous, en chassant, en pêchant, en trappant, en priant, etc. qui avons prit soin de ces montagnes. La magnifique nature inhabitée qu’ils ont trouvée et vendue en 1907 n’était pas inhabitée du tout, mais bien une terre habitée, façonnée et kâwâhkohtohk ayisiyiniwak itê kâwîkicik, en parenté avec les personnes qui y vivaient.
Puisque j’y suis et que j’utilise les histoires de Peuples des Montagnes pour illustrer ma perspective, je dois aussi mentionner que les Peuples des Montagnes, des nations diverses et des milliers de personnes, ont toujours un amour profond pour leurs terres et travaillent tous les jours pour réaliser leur rêve d’y retourner.
Mon nom est ᐅᑭᒫᐃᐧᓃᐸᐃᐧᐤ okimâw’nîpawiw et je suis un bushman Métis de amiskwacîhk, Edmonton, Alberta
1- Le Parc National de Jasper est situé dans les montagnes Rocheuses de l’ouest de l’Alberta, environ 350 kilomètres à l’ouest d’Edmonton.
Ce texte est tiré de la brochure « Coup de chaleur », un recueil de perspectives radicales sur l'écologie en crise, assemblé par la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC).