Aux origines des oppressions systémiques

La création de l’Empire britannique n’est pas survenue sans résistance. En effet, avant que ne se dégage un système que l’on a pu qualifier de capitaliste, l’opposition paysanne a été très forte; essentiellement religieuse, elle visait à instaurer des organisations horizontales et à chasser les propriétaires des terres. Les mouvements étaient fréquemment menés par des femmes. Puisque ces dernières étaient les principales utilisatrices des biens communs (forêts, étangs, etc.), elles jouaient un rôle central dans la cohésion de la communauté et possédaient un pouvoir important lié à leur savoir traditionnel. Dans l’économie capitaliste qui supplantera ce mode de vie, elles seront tout aussi essentielles, mais instrumentalisées: elles devront reproduire la masse de travailleurs et de travailleuses qui se tueront à la tâche dans les usines et faire en sorte qu’ils et elles puissent y travailler de 70 à 80 heures par semaine (en s’occupant des tâches ménagères et des enfants). Pour parvenir à réduire le pouvoir lié au savoir des femmes, établir le modèle familial patriarcal, les contraindre à toujours plus se reproduire (en raison de l’explosion de la demande de main-d’œuvre) et les exclure de la vie sociale, une série de mesures répressives sera mise en place, dont la plus violente sera la chasse aux sorcières, qui durera de 1400 à 1750.

En effet, le savoir des femmes leur permettait de préserver le mode de vie rural précapitaliste. Entre autres, les femmes étaient généralement responsables des soins (par la cueillette de plantes médicinales) et pouvaient transmettre certaines méthodes contraceptives. Ce n’est qu’à la fin du XVe siècle que des textes accuseront explicitement la sorcellerie d’entraver la reproduction. C’est le début de la criminalisation de la contraception, et lorsqu’une compréhension plus développée de la reproduction humaine apparaîtra ‒ vers le milieu du XVIe siècle –, les peines deviendront plus sévères. Cette violence envers les femmes trouvées coupables d’utiliser des connaissances traditionnelles a été nécessaire afin de les forcer à vivre en ville, et a été ensuite utilisée dans les colonies anglaises, par exemple en inde.

Il ne s’agit toutefois pas du seul exemple de mise au travail forcée: la traite des Noir-e-s a commencé à peine plus tard, au tournant du XVIe siècle. Encore une fois, l’objectif est d’augmenter le nombre de personnes à exploiter, afin de réduire les salaires. La mise au travail des hommes blancs masque en fait leur privilège, parce que seul leur travail était reconnu comme tel par la société. Les Autochtones, comme les femmes et les Africain-e-s déplacé-e-s, seront tout aussi forcé-e-s de travailler bien avant les hommes blancs, mais ils et elles ne recevront pas de salaire, de reconnaissance sociale ou ne bénéficieront pas du pouvoir qui est associé à ce statut.

La coconstruction du capitalisme, du patriarcat et de la suprématie blanche

Vers 1450, en Europe, les bordels ont commencé à se développer, instaurés comme services publics par décret des autorités. Alors que les relations conjugales étaient tout sauf égalitaires, la création des bordels a donné encore plus de pouvoir aux hommes, leur permettant désormais d’avoir des relations dont ils tiraient des bénéfices sans avoir à assumer les responsabilités du mariage: prendre soin des enfants, nourrir la famille, etc. Rappelons que les femmes non mariées étaient les premières à être accusées de sorcellerie et que le mariage n’était pour elles qu’un pis-aller. Tout cela a jeté les bases d’une totale absence de rapport de force pour les femmes dans la négociation de leur relation conjugale. Par la suite, les hommes continueront de défendre ce qui est alors devenu leur propriété.

L’inégalité des rapports hommes-femmes dans l’histoire s’est bien évidemment appliquée aux rapports entre personnes racisées et blanches. Français comme Anglais possédaient des esclaves noir-e-s et autochtones depuis le début de la colonisation, et augmentaient leur prestige et leur richesse en conséquence. C’est ainsi que ceux qui possédaient la terre en Amérique du Nord, essentiellement les Blancs protestants arrivés lors des premières vagues d’immigration, ont pu s’enrichir: location de terres, de logements, possession des usines et des moyens de production, si bien que même lorsqu’ils ont donné des droits d’acquisition de terre et de moyens de production aux Noir-e-s, aux femmes et aux Autochtones, l’hégémonie blanche masculine, qui était fortement établie, a été préservée. Dans les faits, les propriétaires savaient qu’ils en tireraient un plus grand profit par la mécanique du marché.

Ces inégalités se sont d’autant plus renforcées grâce aux guerres impériales et invasions coloniales. En effet, les inégalités économiques entre les pays dominés et les pays impérialistes et colonialistes ont créé de profondes séquelles parmi les populations, allant des complexes d’infériorité généralisés à la honte de leur couleur de peau. Pire, certains mouvements de résistance nord-américains ont historiquement choisi de trahir les personnes racisées et les femmes, ou encore les ont blâmé-e-s directement pour l’appauvrissement général de la population, et ce, volontairement ou non. Ce phénomène se pro- duit encore de nos jours. On peut penser, par exemple, à la grève étudiante de 1996 au Québec, qui a permis un gel des frais de scolarité, mais qui fut sui vie d’une augmentation (qui n’est toujours pas remise en question) de 80 % des frais de scolarité des étudiant-e-s provenant des autres provinces et de 18 à 30 % des frais des étudiant-e-s étrangèr-e-s.1

La somme de ces attaques fait qu’aujourd’hui, au Québec, le revenu moyen annuel total des femmes équivaut à 78 %2 de celui des hommes, celui des femmes racisées à 80 %3 de celui des femmes blanches. On note aussi comment la répression, surtout envers les Autochtones, est brutale par rapport à celle envers les mouvements blancs, que l’on pense à Elsipogtog (Nouveau- Brunswick), à la crise d’Oka ou à celle de Gustafsen Lake, en Colombie-Britannique. Lors de ce dernier incident, survenu à peine cinq ans après la crise d’Oka de 1990, les policiers ont effectué une opération militaire ayant coûté 5,5 millions de dollars, lors de laquelle ils ont tiré près de 7 000 balles sur un camp autochtone, dans le cadre d’une dispute sur la propriété d’un territoire. La police a même utilisé des explosifs afin de détruire les véhicules des résistant-e-s. La violence policière a continué envers les communautés autochtones, par exemple dans le cadre de la résistance contre les Jeux olympiques de Vancouver en 2010.4

Évidemment, on ne fait plus la promotion des politiques favorisant les Blancs en mettant l’accent sur une « supériorité raciale », et c’est pourquoi il faut se pencher sur les conséquences des politiques plutôt que sur leurs justifications. Par exemple, Amazon.com embauche des personnes d’origines étrangères afin de rendre plus difficile l’organisation de ses travailleuses et travailleurs, mais présente cette pratique comme la célébration du multiculturalisme.5

L’accroissement des inégalités entre les personnes de différents genres, cultures ou couleurs de peau est renforcé par l’intérêt économique direct de ceux qui possèdent les moyens de production. Lorsqu’une partie de la population est ostracisée par la majorité, elle est forcée d’accepter des conditions de travail désavantageuses, se voit refuser des emplois, des logements, des prêts bancaires, ou encore se trouve plus à risque d’être emprisonnée ou victime de violence. Pire, ces inégalités, inscrites dans la culture, créent des fossés empêchant l’organisation collective: on entend même dans les milieux progressistes des blagues normalisant ou acceptant la violence envers les femmes ou encore des préjugés culturels par rapport à la couleur de peau.

De nombreuses personnes racisées en lutte ont développé le concept de suprématie blanche afin de désigner les différentes formes d’oppression et d’exploitation qu’elles subissent. De l’impérialisme au racisme, en passant par l’incarcération disproportionnée de personnes racisées, notamment autochtones, les formes de violences vécues par les personnes non blanches font qu’en général elles vivent plus de problèmes sociaux et économiques. De même, la discrimination, l’oubli de leur réalité propre et les violences contre les femmes perpétuent la domination masculine et sont inhérents au patriarcat. Ces systèmes de divisions sont au centre du maintien du système capitaliste, donc de l’augmentation des inégalités sociales, et contribuent au renforcement des hiérarchies systémiques présentes dans la société: capacitisme (exclusion des personnes sur les bases de limites physiques ou intellectuelles), hétérosexisme (exclusion des personnes non hétérosexuelles), etc. Les déclinaisons de ces oppressions sont pratiquement illimitées et sont l’expression des violences d’un système qui se nourrit de nos divisions.

Comme on a vu précédemment, ces systèmes de domination sont apparus avant le capitalisme, mais ils y sont intrinsèquement liés: les hommes blancs hétérosexuels n’ont pu améliorer leur rang social qu’en s’attaquant soit aux patrons et aux dominants, soit aux personnes qu’ils dominaient économiquement, culturellement et politiquement. C’est pourquoi le racisme, le colonialisme, l’impérialisme ne peuvent pas être traités comme des phénomènes isolés. Toute lutte politique doit prendre en compte ces facteurs afin d’éviter de remettre en place un système inégalitaire.

La discrimination systématique telle que vécue par les femmes et les personnes racisées a été renforcée, instrumentalisée et promue par le système capitaliste, et elle l’est toujours. Avec les interventions militaires répétées au Moyen-Orient comme ailleurs, les tensions augmentent dans les pays ciblés et forcent les migrations de leurs résident-e-s, comme le colonialisme renforce le déplacement des populations autochtones vers les villes. Et le tout se produit dans un sexisme omniprésent, peu importe les variations locales: les femmes deviennent une soupape vers laquelle les hommes, opprimés ou non, peuvent se tourner. C’est pourquoi il est impossible d’analyser le capitalisme sans comprendre comment la minorité blanche mâle hétérosexuelle maintient les systèmes d’oppression afin de marginaliser la majorité de la population.

 

Notes

  1. Benoît Lacoursière, Le mouvement étudiant au Québec de 1983 à 2006, Montréal, Sabotart, 2007, p. 124.
  2. www.scf.gouv.qc.ca/fileadmin/publications/FaitsSaillants_octobre2010.pdf, p. 19.
  3. www.statcan.gc.ca/pub/89-503-x/2010001/article/11527-fra.pdf, p. 34.
  4. https://thetyee.ca/News/2009/10/20/GustafsenStandOff
  5. www.monde-diplomatique.fr/2013/11/MALET/49762

 

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