Perspectives - Le défi de l’articulation des luttes anticapitalistes


Des luttes globales aux luttes locales spécifiques : réflexions sur « le mouvement »

De la mobilisation organisée par le Comité d’accueil du G20 à Montréal en 2000 à la récente mobilisation de la CLAC2010 contre le Sommet du G20 à Toronto en juin dernier, bien de l’eau a coulé sous les ponts de la gauche radicale montréalaise. Dix ans plus tard, il serait sain que le « milieu militant », comme on l’appelle souvent, ait la maturité politique de prendre le temps faire un bilan et se livrer à des réflexions collectives. Non pas strictement au sujet de la récente mobilisation contre le G20, mais surtout amorcer une sincère introspection quant à l’évolution de ses organisations et de ses luttes dans les dix dernières années, ainsi qu’à l’état actuel du mouvement anti-capitaliste, principalement composé d’individus et de groupes anarchistes de diverses tendances.

Au Québec, après le Sommet des Amériques, la CLAC qui avait été formée en 2000, principalement pour travailler autour de la grande mobilisation contre la ZLÉA d’avril 2001, continue d’organiser des manifestations durant quelques années et de mobiliser sur des enjeux globaux. Mais graduellement, il y a essoufflement. Au sein de la gauche radicale et des groupes anarchistes surtout, de nombreux questionnements émergent sur le fait d’être constamment « en réaction » à l’agenda des gouvernements. On met de l’avant l’importance de construire un travail de terrain au niveau local, travail qu’on met souvent en opposition avec ce qu’on a appelé « la course aux Sommets » et les mobilisations ponctuelles en fonction de la conjoncture. La critique veut qu’on cesse de travailler sur des enjeux globaux, plutôt abstraits pour la majorité de la population, et qu’on se concentre sur des luttes locales spécifiques, sur des enjeux précis qui touchent les gens plus directement au quotidien et sur lesquels on croit pouvoir construire un travail de base à long terme

A partir de 2003 environ, on voit émerger une panoplie de petits collectifs qui décident de faire un travail sur des enjeux spécifiques (locaux ou de solidarité internationale), un travail basé, en théorie, sur le long terme. Tous les thèmes sont à l’ordre du jour et, malgré le fait que le milieu anarchiste s’acharne à faire une dichotomie entre ceux qui se penchent sur des enjeux globaux et ceux qui font un travail local, l’éventail du travail développé permet de plus en plus de démontrer les impacts du capitalisme dans nos vies quotidiennes. On y retrouve la lutte à la pauvreté et le droit au logement mené par le Comité des Sans Emploi et la Clac-Logement (du squat de 2001 au Tent city de 2004), la question de l’environnement et la souveraineté alimentaire (Pain Panais et Liberté, Agit-Bouffe, Liberterre, les Jardins de la résistance, le jardin de Kanehsatake), les luttes de quartier (Pointe Libertaire, CSA en 2009), la lutte contre l’impérialisme, la guerre et ses profiteurs chez nous (Bloquez l’Empire 2003-2007), les collectifs de solidarité avec les peuples et communautés en résistance de Palestine, Colombie et ailleurs (PASC créé en 2003, Tadamon créé en 2005), de la première marche de Personne n’est Illégal pour les droits des immigrants, sans-statut et réfugiés dans le cadre de la mobilisation contre l’OMC (2003) jusqu’à la marche sur Ottawa de Solidarité Sans Frontière (2005) en passant par les diverses batailles contre les déportations qui continuent aujourd’hui, la lutte contre le profilage racial et la stigmatisation de communautés sous le discours anti-terroriste (coalition Justice pour Adil Charkaoui, Commission Populaire en 2006, Apatrides Anonymes), les do it yourself et espaces autonomes - médias indépendants (CMAQ), libraire et bibliothèque anarchiste (L’Insoumise, le DIRA)-, la lutte incessante contre la brutalité policière (COBP), solidifiant ses liens avec les familles des victimes depuis 2008 (Coalition Justice pour Anas, la Crap, etc.), les luttes des féministes radicales, celles des communistes libertaires (Nefac/UCL) et une quantité de zines, journaux (Le Trouble, La Mauvaise Herbe, etc.) et autres collectifs qu’il serait trop long d’énumérer ici.

Cette « explosion » de petits collectifs a eu et continue d’avoir plusieurs impacts positifs importants. Le mouvement s’est diversifié et avec lui, notre analyse de l’impact du capitalisme sur le quotidien des gens, permettant l’émergence d’un discours anti-capitaliste sur divers enjeux et thématiques, auparavant chasse gardée des groupes communautaires, syndicats et ONG. Ainsi, cela a permit aux libertaires de sortir des espaces principalement étudiants comme base à leur mobilisation, pour aller rejoindre d’autres secteurs de la société, et initier un travail « de base sur le long terme ». Les diverses luttes spécifiques qui ont réussi à perdurer sont essentielles à l’enrichissement du mouvement anti-capitaliste parce qu’elle permettent de dépasser les moments de contestation plus symboliques et ponctuels des grandes mobilisations et de s’enraciner localement ; elles permettent un processus de construction tangible.

Cependant la diversification du mouvement anarchiste en de nombreux collectifs menant des luttes spécifiques, souvent en termes de défense de droits dans une perspective anti-capitaliste, a aussi entraîné la dispersion du mouvement.

La tentative de la CLAC en 2003-2004 de se restructurer en coalition de groupes a été vouée à l’échec. Plusieurs raisons peuvent être invoquées, mais la principale est sans doute « le manque d’un quelque chose de concret à faire ensemble ». Se réunir simplement pour se partager de l’information sur ce que chaque groupe fait, alors que cette info circule amplement par internet, n’avait plus aucun intérêt.

D’un autre côté, si nous avons besoin de « quelque chose de concret à faire ensemble » pour articuler nos luttes, ce quelque chose sera probablement toujours ponctuel, selon une conjoncture particulière. Il semble que les efforts en termes de temps et d’énergie que demande le fait de se coordonner, ne peuvent être soutenus de manière continue, puisque la majorité des groupes ont déjà leur travail sur une lutte spécifique à mener sur le long terme. Que faire alors de la structure ayant été crée pour travailler ensemble, entre ces « moments de coordination» ? L’exemple du Bloc AMP peut être prise. Pour plusieurs il s’agissait d’une solution ; une structure ou un ensemble de groupes adhèrent à des principes communs, qui est activée seulement lorsqu’une conjoncture précise nous semble propice à un travail commun. Pourtant, cette solution de rechange qui permettait de ne pas avoir à maintenir inutilement la bureaucratie d’une structure de coordination de manière continue, n’a donné que des résultats mitigés ; aux appels lancés par le Bloc AMP seuls quelques individus ont répondu.


L’œuf ou la poule…
Coalitions selon la conjoncture ou espaces de coordination hors de l’urgence ?

Il y a lieu de se demander pourquoi les collectifs anarchistes montréalais ne répondent plus, ou du moins très peu en tant que groupes, aux appels à la coordination et à la mobilisation de masse. Est-ce parce les groupes ou individus qui la composent croient que la mobilisation de masse, sur des enjeux plus larges, n’est plus ou pas nécessaire ? Croyons-nous que nous pouvons/devons construire un mouvement en se concentrant uniquement sur des luttes spécifiques à long terme, chacun de notre côté ? Faisons-nous vraiment le lien entre ces luttes spécifiques ; notre perspective anticapitaliste sur chacun de ces enjeux et le lien entre ceux-ci est-il visible en dehors de nos têtes et de nos milieux restreints ? Est-ce parce que les appels à travailler ensemble sont presque toujours faits dans le contexte d’un appel à une mobilisation large ponctuelle et que certains voient l’intérêt d’articuler nos groupes et nos luttes plutôt en-dehors de l’urgence ? Alors quel sera le bon prétexte, ou le bon moment, pour appeler à cet espace de coordination et surtout comment faire pour que les collectifs y voient un intérêt stratégique suffisant pour freiner un peu leur course à l’activisme et prendre le temps de mener cet exercice en dehors d’un « quelque chose de concret à faire ensemble, tout de suite » ?

Sauf exceptions, il faut faire le constat que les collectifs qui mènent des luttes spécifiques (collectifs qui, soit dit en passant avec les années, sont de moins en moins nombreux) sont dans bien des cas de plus en plus petits à l’interne, composés des mêmes vieux militants et souvent de plus en plus hermétiques, parce que de plus en plus affinitaires. Sommes-nous en train de nous refermer sur nous-mêmes ? Avons-nous laisser tomber le travail « dans l’urgence » des contre sommets pour le remplacer par le travail tout aussi « dans l’urgence » des luttes quotidiennes spécifiques ? N’y a t-il pas un équilibre possible entre les mobilisations massives ponctuelles sur des enjeux larges et le travail de base sur des luttes thématiques à long terme ?

Au cours des dernières années, certaines expériences de travail en coalition ont porté leurs fruits. Nous pouvons mentionner la coalition Avortons leur congrès en 2005, le 1er mai anticapitaliste qui, depuis 2008, s’est transformé en tradition annuelle rassembleuse de la gauche radicale montréalaise, ou même l’appel de la CLAC 2010, qui malgré le fait qu’elle n’ait pas réussi à attirer les groupes à s’y impliquer, a le mérite d’avoir rassemblé à nouveau plusieurs militants, jeunes et vieux, autour d’un effort conjoint de mobilisation. Mais dans l’ensemble, le travail en silo des divers collectifs a largement primé sur le travail conjoint.

De manière générale, il semble que « nous n’avons plus le temps » de travailler ensemble… Où est-ce par manque d’intérêt ? La création d’une CLAC ponctuelle pour organiser la récente mobilisation contre le G20 au niveau local, a remis sur la place publique le discours anticapitaliste ; mais ce ne sont que quelques individus des différents groupes anarchistes qui s’y sont intéressés, la plupart des forces étant venues du milieu étudiant. On peut espérer que cela aura permit de renouveler un peu le mouvement. Mais pourquoi si peu d’intérêt de la part des militants ? Est-ce le sujet de la mobilisation ? Mais si ni le G20, ni les olympiques, ni les élections fédérales, ni le budget provincial, ne font consensus comme thème justifiant une nécessité de travailler ensemble, qu’est-ce qui peut nous amener à le faire ?

Si nous visons une transformation sociale radicale sur le long terme, une certaine forme de coordination de la gauche radicale est cruciale pour y arriver. Il est stratégique et essentiel d’articuler nos groupes et les luttes qu’ils mènent, en un mouvement anticapitaliste plus fort et plus unitaire, qui puisse grandir. Nous devons mettre les énergies nécessaires à la réflexion et à la construction sur le comment y parvenir. Quel est le bon véhicule pour se coordonner ? Quelles étapes devons-nous franchir en termes de réflexion sur nos stratégies et nos tactiques ? Quels moyens devons-nous mettre en place pour aller au-delà de la réflexion et avancer dans le processus de construction de formes concrètes d’articulation des luttes spécifiques dans un mouvement anticapitaliste à moyen et long terme ? Voici différentes questions sur lesquelles nous croyons qu’il est urgent de se pencher.

Nous devons dépasser la pensée binaire, malheureusement trop souvent présente dans le milieu anarchiste ; opposition entre luttes globales et luttes locales, opposition entre mobilisations larges selon la conjoncture et travail de base à long terme, etc. Il nous faut faire un saut qualitatif qui nous permette de formuler une stratégie cohérente, où les différentes formes d’organisation et de luttes que nous menons soient comprises comme étant complémentaires et se renforçant mutuellement, si et seulement si elles sont articulées.