Le 1er mai 2006, des millions de travailleurs et travailleuses migrantEs sont descendues dans les rues dans plusieurs villes des États-Unis à l’occasion d’une action concertée intitulée « A day Without Immigrants » (une journée sans immigrants).
Les manifestants et manifestantes réclamaient l’abandon d’un projet de loi criminalisant les personnes sans statut, la mis en œuvre d’une réforme des lois sur l’immigration et la régularisation progressive du statut de toutEs les immigrants et immigrantes sans papiers résidant aux États- Unis. Compte tenu du rôle structurel que jouent les travailleurs et travailleuses (im)migrants dans l’économie américaine, celle-ci s’en est trouvée partiellement paralysée. Le prolétariat migrant, par l’action directe, faisait enfin connaître son existence à la société capitaliste qui dépend de lui pour se perpétuer.
Le geste peut sembler modeste, mais un jour de grève représente un sacrifice majeur pour d’innombrables travailleurs et travailleuses précaires et/ou sans statut. Pour elles et eux, dans la mesure de leurs moyens, c’est un geste authentiquement révolutionnaire.
Imaginons un instant que l’ensemble des travailleurs et travailleuses migrantEs en Amérique du Nord et en Europe s’engage dans une grève générale illimitée. Même sans le soutien de la classe ouvrière « nationale », on peut affirmer sans grand risque de se tromper que le coup serait extrêmement dur pour la machine capitaliste, qui serait sérieusement menacée de panne définitive dès les premiers jours. Imaginons maintenant la portée d’une telle action si la solidarité s’exprimait concrètement par le soutien actif de toutes les couches de la classe ouvrière aux revendications des travailleurs et travailleuses migrantEs…
Et pourtant, les réalités des travailleurs et travailleuses migrantEs restent largement ignorées ou marginalement connues de la société majoritaire privilégiée des pays occidentaux, dont ils et elles sont généralement excluEs à presque tous les égards.
Comment expliquer cette exclusion des travailleurs et travailleuses migrantEs, avec ou sans statut, non seulement des institutions et du régime de droits de la société dominante, mais aussi en grande partie des mouvements sociaux mainstream, en général, et en particulier du mouvement syndical, qui s’est historiquement érigé en principal contre-pouvoir face à la classe des exploiteurs?
Peut-être que la classe ouvrière migrante, dont les expériences sont spécifiques et se distinguent à plusieurs égard de la réalité de la classe ouvrière « nationale » (les syndiquéEs, les prolétaires précaires jouissant de la citoyenneté, etc.), ne se reconnaît tout simplement pas dans les mouvements sociaux et syndicaux de la société dominante. Peut-être que leur situation matérielle et les conditions structurelles de leur présence au pays et de leur participation au marché du travail ne leur permettent tout simplement pas de participer à ces mouvements. Peut-être que ces mouvements, en retour, ne cherchent pas activement et/ou sincèrement à se solidariser des luttes des (im)migrantEs. Peut-être, finalement, que tous ces facteurs entrent en ligne de compte.
Quoi qu’il en soit des rapports entre les institutions réformistes libérales et la classe ouvrière migrante, il incombe aux anticapitalistes de questionner leur propre relation avec cette dernière, et d’autant plus dans la définition d’un projet révolutionnaire. On tend aujourd’hui à parler de « l’aristocratie ouvrière », un vieux terme de la nomenclature marxiste désignant la partie la mieux traitée et la plus privilégiée de la classe ouvrière, comme d’un concept vétuste. Pourtant, l’aristocratie ouvrière n’a jamais disparu, elle s’est simplement complexifiée et déclinée sous différentes formes. Elle existe à l’intérieur même des économies nationales (les intérêts des différentes sous-classes du prolétariat, techniciens vs. manœuvres non qualifiés, syndiquéEs vs. non syndiquéEs, permanents vs. précaires, etc. entrent malheureusement souvent en contradiction), comme à l’échelle internationale, tel que l’illustre la différence de condition entre les classes laborieuses des pays riches, qui jouissent des avantages sociaux arrachés à l’État et à la classe possédante au fil du temps, et celles des pays pauvres, encore aujourd’hui formées des plus exploitéEs.
Il serait ainsi naïf de croire que la classe ouvrière n’est pas fractionnée, qu’elle est homogène et unie dans une communauté d’intérêt. Il existe un grand nombre de lignes de partage, de différences, au sein de la classe ouvrière, des différences liées, par exemple, au degré d’éducation et de formation, au genre, à l’âge, à la « race » ou l’origine culturelle, etc. L’une des principales lignes de fracture concerne précisément la différence de statut entre la classe ouvrière « nationale » et la classe ouvrière migrante.
Ces différences définissent la position respective de chacun dans l’ordre capitaliste. La machine capitaliste dépend d’ailleurs pour se reproduire d’un cloisonnement des solidarités (tout comme elle cloisonne la production). À cet égard, la création de la classe moyenne au XXe siècle a été un développement crucial. Il s’agissait essentiellement d’accorder du pouvoir d’achat et de concéder un certain nombre de protections à une partie du prolétariat (ostensiblement, pour stimuler l’économie, mais aussi pour apaiser une lutte de classes qui devenait de plus en plus difficile à gérer), tout en maintenant une autre partie du prolétariat dans l’exploitation pour garantir une production à faible coût et poursuivre la croissance. Le coup de génie des capitalistes, en créant la classe moyenne, a été d’isoler la couche la plus exploitée de la classe ouvrière de sa couche la plus privilégiée, qui s’est dès lors employée à défendre ses propres intérêts dans une perspective conservatrice plutôt que ceux de l’ensemble du prolétariat dans une perspective révolutionnaire.
Cette dynamique d’exclusion et de cloisonnement se reproduit encore aujourd’hui dans notre société. Dans les économies du Nord, la classe ouvrière migrante joue un rôle essentiel par une activité parallèle ou silencieuse. « Nos » économies dépendent directement du travail du prolétariat migrant. Les travailleurs et travailleuses migrantEs occupent des emplois pénibles, dans des conditions précaires ou dangereuses, avec des droits restreints et pratiquement aucune protection. Pire encore, les travailleurs et travailleuses sans statut sont forcéEs d’occuper les pires emplois imaginables, dans la clandestinité, dans les pires conditions, sans aucun droit ni protection. Qui se lève le plus tôt, pour nettoyer les maisons et prendre soin des rejetons bourgeois, pour puncher à un travail pénible dans des centres de distributions dignes d’Orwell, pour s’échiner dans des ateliers de misère dont Monsieur et Madame Tout-le- monde ignorent jusqu’à l’existence, pour cueillir les fruits et légumes que « le Québec » consomme et exporte, pour conduire les urbains en voiture du point A au point B, etc., bref, pour remplir toutes les fonctions de la machine capitaliste que la classe moyenne rechigne à occuper? Et pourtant, même parmi les éléments les plus « progressistes » de la société coloniale, on oublie très vite la présence et le rôle crucial de ce prolétariat migrant.
Le Québec/Canada est un espace particulier où la classe ouvrière coloniale/nationale, malgré l’exploitation qu’elle a elle-même subi historiquement et continue de subir (relativement), ne s’est jamais réellement solidarisée avec les travailleurs et travailleuses migrantEs, sinon symboliquement. La raison en est simple, la société d’opulence occidentale est fondée sur une division du travail suivant une ligne de partage raciste. Les syndiquéEs sont encore majoritairement des personnes blanches issues du colonialisme européen, et les travailleurs et travailleuses migrantEs (temporaires, et/ou sans statut), non syndiquéEs et précaires, sont majoritairement raciséEs. C’est la suprématie blanche qui se perpétue dans toute son horreur.
Dans l’éventualité où la classe ouvrière « nationale » prenait conscience de ses privilèges par rapport à la classe ouvrière migrante, il lui viendrait deux options : soit se cabrer dans un antagonisme réactionnaire faisant le jeu des capitalistes, soit multiplier et consolider les solidarités par-dessus les différences dans l’objectif de renforcer les résistances spécifiques et la résistance globale. Malheureusement, la classe ouvrière/moyenne syndiquée est aujourd’hui paralysée dans une position conservatrice, suivant une logique de préservation des acquis et privilèges. L’appareil syndical institutionnel s’est même techniquement intégré à la machine capitaliste dès le début des années 1980, en se dotant de fonds de « solidarité ». La solidarité, ici, devant être comprise comme celle qui unit des travailleurs et travailleuses relativement privilégiéEs profitant ensemble des investissements de leur Fonds dans la mécanique de marchés, à la poursuite de dividendes, comme tout investisseur…
Dans ces circonstances, quelle perspective reste-t-il pour une authentique solidarité entre la classe ouvrière nationale et le prolétariat migrant ?
Cette solidarité passe peut-être par les luttes anticapitalistes qui, par définition, supposent une approche lutte-de-classiste radicale et internationaliste. Ne serait-il pas possible d’incarner un esprit véritablement révolutionnaire en animant un projet anticapitaliste sans frontières, sans divisions racistes, sans apartheid entre bien et mal nantis? L’objet des luttes anticapitalistes n’est-il pas de tisser des solidarités, non pas seulement entre travailleurs et travailleuses d’une seule couche du prolétariat contre celles et ceux des autres couches de la société, mais entre toutes celles et tous ceux qui désirent rompre une fois pour toutes les relations coloniales et capitalistes? La solidarité doit nécessairement s’étendre à toutes les classes de travailleurs et travailleuses, et en priorité à partir des plus privilégiéEs vers les plus exploitéEs.
Le 1er mai a toujours été un appel à l’unité internationaliste. Quelque part en chemin, dans les pays occidentaux, le 1er mai a pris une tournure plus institutionnelle qui reflète les intérêts et les pratiques d’une « caste » en particulier du prolétariat, par rapport à d’autres « castes » sacrifiées. Mais dans de nombreux endroits dans le monde, le 1er mai conserve son caractère original, et la CLAC, de son côté, s’inscrit dans un mouvement visant à restituer la commémoration du 1er mai au projet révolutionnaire internationaliste qui l’a inspiré.
Le 1er mai n’est pas l’occasion de célébrer les acquis d’une seule partie de la classe ouvrière, sinon également de rappeler et prendre acte des luttes qui restent à mener en vue de la libération de toutEs les travailleurs et travailleuses. C’est pourquoi nous avons choisi, pour cette nouvelle édition du journal du 1er mai, de mettre en lumière certaines des réalités propres aux travailleurs et travailleuses migrantEs qui passent encore trop souvent inaperçues, même parmi les anticapitalistes…
Bonne lecture, et bon 1er mai !