Il y a toujours plus de réunions, d’actions à organiser, de manifestations… Les militantEs qui travaillent au changement social vivent souvent des périodes d'intense mobilisation. En même temps, militer, c’est se mettre en danger. Nous vivons la répression de la police, la judiciarisation, l’exclusion sociale pour nos idées politiques, etc. Même les espaces de lutte ne sont pas des safer spaces. Il en résulte souvent de l’épuisement généralisé, des burnouts, des dépressions et d'autres problèmes de santé mentale.
Comme il existe peu de support, les personnes touchées se retirent de la lutte politique, momentanément ou définitivement ; on perd alors leur expérience. Comme le travail politique doit continuer, on s’organise sans eux/elles et le phénomène de perdre des camarades en cours de trajet se perpétue. Pourtant, les luttes collectives sont inscrites dans la longue durée, on ne peut plus voir nos amiEs partir parce qu’illes sont épuiséEs. Ce n’est pas à cinquante personnes que nous ferons la révolution. S’occuper de notre bien-être collectif est donc nécessaire.
Nous ne sommes pas des psychologues ou des psychiatres (une chance !).1 Nous ne sommes pas salvatrices. Ce texte n’est pas une formule magique pour régler le problème. Ce n’est pas non plus une leçon de morale, mais des réflexions lancées dans l’espoir de créer des discussions.
Prendre soin de soi est un acte de guerre, disait Audre Lorde. Nous affirmons que dans certaines limites, le travail invisible de prendre soin de sa communauté l'est aussi et que nous ne pouvons pas séparer les deux facilement. Ne pas respecter ses engagements à cause de la fatigue a des conséquences sur le groupe. La fatigue augmente notre irritabilité et baisse notre capacité d'écoute et d'attention envers les autres, augmentant les conflits au sein de la communauté. À quoi bon être partout si c’est pour créer du chaos partout. De plus, une personne – nous pourrions dire une femme, car elles font généralement le travail affectif – devra mettre du temps et de l’énergie pour aider à résoudre les problèmes et elle devra mettre de côté temporairement, ne serait ce qu’un peu, ses propres projets politiques.
En effet, la pression à l’efficacité est présente au sein des mouvements sociaux, même radicaux. C’est la même chose que pour le travail salarié. En ne déconstruisant pas notre envie d'en faire toujours plus, on reproduit les mécanismes de notre exploitation. Il existe une grande valorisation des personnes les plus productives et qui participent à « toutes les réunions », à « toutes les manifs », « à toutes les actions », etc. Ça en devient presque un objectif à atteindre. Dans tous les cas, que nous soyons un peu ou très actifs ou actives, un sentiment de culpabilité peut s’installer : et si nous en avions fait un petit peu plus ? Finalement, lorsque la pression devient trop forte et que nous devons prendre du recul, la culpabilité revient encore plus forte ; nous ne pouvons que nous blâmer pour le cours des choses. Il faut devenir capable de nous féliciter d’être passéEs à l’action, d’avoir fait quelque chose et laisser de côté la culpabilité perpétuelle.
Les personnes centrales aux organisations sont les plus à risque de s'épuiser, ce qui peut facilement mettre en jeu la survie des organisations si elles ne prennent pas le temps de former une relève.
Ces critiques ne sont pas nouvelles. Probablement qu’il y en aura jusqu’à l’abolition de tous les systèmes de domination. Deux solutions temporaires douteuses sont par contre présentes : la médicamentalisation et la culture de l’intoxication. Le monde médical naturalise et normalise les rapports de domination. De plus, le capitalisme tend à créer des consommateurs et consommatrices de médicaments, si possibles à vie. C’est privé, il faut cacher ce problème, le tournant vers le honteux et l’innommable. Pour ce qui est de la bière après une manif, les gens s'intoxiquent collectivement, créant de nouvelles problématiques. Plusieurs cas d'agressions sexuelles, par exemple, ont été vécus lors de moments d'intoxication. L'alcool et la drogue ne sont pas en soi problématiques, toutefois, elles peuvent facilement mener à des dépendances, remplacer nos stratégies de gestion du stress, ou mener à des décisions moins éclairées. Je ne suis pas contre l’usage d’alcool ou de drogue, mais il est possible de varier les espaces de bien-être collectif où le stress et les angoisses sont évacués. Par exemple, des potlucks2 ou des soirées de jeux de société sont des activités alternatives, qui permettent de se retrouver et de partager ce qui nous tient à cœur.
Il faut collectivement reconnaître les besoins des autres, prendre conscience de nos propres limites et de celles des autres et les respecter. Cette reconnaissance doit se faire constamment au cours de la lutte et accorder des moments pour souligner nos accomplissements collectifs. Plus on sait s’occuper de soi et des autres, plus on arrive à avoir des relations et une communication saines et plus on est en mesure de lutter à long terme. Nous serons alors à même de développer des mouvements sociaux plus diversifiés en terme d'âge, d'engagement et d'expérience.
Enfin, un élément qui ne revient pas souvent dans le discours sur la grève générale, c'est l'organisation sociale de la société en grève. Les milieux communautaires sont souvent les premiers à répondre à un appel de grève, mais ils offrent un soutien à des personnes déjà précaires dans la société. Il faut penser à la manière d'offrir du support à ces personnes dans le cas d'une grève généralisée. Sans tomber dans le discours des « services essentiels », il est important de se questionner sur les moyens de gérer collectivement ces services. Les personnes les plus précaires de la société ne peuvent pas être traitées en « dommage collatéral » dans le cas d'une grève générale. C’est en s'assurant que chacun et chacune se sente soutenu dans les grèves que l'on pourra faire de celles-ci des éléments positifs pour toutEs les participantEs et ainsi réduire la peur des grèves subséquentes !
- auteure invitée
Notes:
- Je suggère cependant de flatter des animaux, danser ou faire du sport, appeler les personnes qui ont disparu pour avoir de leurs nouvelles, rire souvent, etc. dans le respect des limites de chaqu’unE.
- Mais n'oubliez pas de penser aux personnes souffrant de troubles alimentaires, elles peuvent angoisser en mangeant devant d’autres.